![[personal profile]](https://www.dreamwidth.org/img/silk/identity/user.png)
Au royaume de Bacchus, longtemps je méditai
Ce que mon cœur désire, cité des morts connaît.
20 juin 1993
En se réveillant le matin, Gabriel sut tout de suite qu'il avait rêvé. Il ne se souvenait de rien, ce qui était assez inhabituel, mais il émergea déjà épuisé, les muscles tiraillés de courbatures, sa couverture enroulée autour de lui suite à ce qui ressemblait à une lutte furieuse. Son réveil avait disparu, et il le retrouva sous son lit. Il ne se souvenait peut-être pas du rêve, mais celui-ci avait été violent.
Il fit un écart à la routine en se douchant avant le café, et s'empara d'un jean et d'un T-shirt blanc comme il y en avait des dizaines dans sa penderie. Une liste de choses à faire se dessinait déjà dans sa tête – encore un écart à la routine – tandis qu'il écartait le lourd rideau séparant son studio de la boutique... et faillit se cogner dans Grace et renverser la pile de livres qu'elle transportait.
– Tu es la seule personne que je connaisse qui soit capable de provoquer des catastrophes au saut du lit, dit-elle avec entrain tout en posant sa cargaison.
– Ouais, bonjour, grommela-t-il en se dirigeant vers la cafetière.
– L'Allemand a rappelé. Tu sais, Wolfgang Ritter ? Maintenant, il dit qu'il est de ta famille.
Elle s'essuya les mains sur sa jupe.
– Il va faire chaud, aujourd'hui, ajouta-t-elle.
– Un membre de ma famille, tu dis ? Ciel.
– Oui, pauvre gars. J'ai fait un Post-it avec son nom et son numéro de téléphone, au cas où. Sur la caisse.
– Super.
Gabriel but son café à grandes gorgées et prit l'édition du jour, que Grace avait mise comme d'habitude à côté de la machine à café. Il le parcourut du regard à la recherche d'informations sur les meurtres.
– Et Mosely a appelé, signala encore Grace. Il a dit qu'il interrogerait un suspect ce matin et que tu pourrais y jeter un œil.
– Ça a l'air marrant, commenta Gabriel en haussant un sourcil.
– Oh que oui. Violences policières, chapitre I. Au fait, tu devrais me remercier de ne pas lui avoir dit qu'il est en train de se faire royalement pigeonner dans ton histoire de livre.
– Quelle histoire ?
– Oh, ne fais pas l'innocent. Tu lui as dit que tu écrirais un roman policier sur l'affaire, avec lui dans le rôle principal. Je le sais, il me l'a dit.
– Eh bien, je...
– Alors qu'en fait, poursuivit calmement Grace, ton dernier roman n'a rien d'un policier et le personnage principal est une orthodontiste.
– Je pourrai faire des changements, se défendit Gabriel. Après tout, j'ai l'esprit ouvert.
– Hm-hm.
– Est-ce que... heu... est-ce que Mosely...
– Te fais pas d'infarctus, je lui ai laissé ses illusions. Je me suis dit qu'il valait mieux attendre que le livre sorte pour qu'il aille t'assassiner.
– Merci.
– Eh, de rien.
Gabriel se replongea dans le journal. Une annonce attira son attention dans la rubrique "Culture" ; il s'agissait d'une conférence à Tulane, le jour même à 13h, avec les religions africaines pour thème. Gabriel se promit d'y assister ; après tout, s'il avait retenu une chose de l'exposé du Docteur John, c'était que le Vaudou avait des racines dans ces religions.
Il reposa le journal et réalisa que Grace le regardait attentivement depuis son bureau. Il y avait dans son regard une lueur gourmande que Gabriel n'aimait pas du tout.
– Tu vas me dire ce qui s'est passé hier avec Malia Gedde, ou c'était juste trop humiliant ?
– Un gentleman ne raconte pas ses aventures, rétorqua-t-il avec un clin d'œil.
– Tu ne veux quand même pas me faire croire que Malia Gedde a vraiment accepté de te voir ?
– Tu as toujours sous-estimé le charme tragique des Knight.
– Hmph ! Impossible de sous-estimer quoi que ce soit chez toi, se renfrogna-t-elle.
– Bien sûr, je ne m'attendais pas à ce que tu aies les mêmes goûts raffinés que, tiens, Malia Gedde, par exemple, persista Gabriel.
Grace se remit à le regarder, à présent interloquée.
– Écoute, je ne sais pas si tu es sérieux ou non, mais je pense vraiment que tu devrais faire attention avec elle. J'ai un mauvais pressentiment, et en général, ça ne me trompe pas.
– Peut-être bien en matière de mots croisés, mais pour ce que j'ai vu de ta vie sociale, l'amour n'est pas vraiment ton domaine d'expertise, contra Gabriel.
– Et pour ce que j'ai vu de ta vie sociale, tu ne sais même pas ce que ça signifie.
Gabriel posa sa tasse et leva les mains en signe de soumission.
– Touché. On fait une trêve, d'accord ?
Le visage de Grace parut se défroisser.
– Je sais que tu t'inquiètes, et c'est gentil, enchaîna-t-il. Mais je t'assure, tout va bien. Tu as des choses sur Cazaunoux ?
Grace lui tendit une fine page jaunie. Tout en la prenant, Gabriel s'empara aussi du Post-it, et le mit dans sa poche au lieu de céder à sa tentation primaire de le jeter à la poubelle.
– J'ai cherché dans l'annuaire et vu plusieurs Mme Cazaunoux, expliqua Grace. Puisque je ne sais pas laquelle tu cherches, je t'ai pris la page, et à toi de te débrouiller pour trouver la bonne.
– Merci.
– Et pour ce qu'on vient de se dire... commença-t-elle maladroitement, comme toujours lorsque c'était à elle de faire preuve de contrition. Ça devait être mon instinct maternel qui faisait surface. Oublie ça. Fais ce que tu veux, je n'en ai rien à faire. Ta vie est entre tes petites mains moites, Knight.
– Pour l'instant, acquiesça-t-il. Mais l'intérêt est de la mettre entre d'autres mains. Et vite.
* * *
Gabriel se dirigea vers le commissariat, espérant ne pas être trop en retard. Entendant des voix derrière la porte du bureau de Mosely, il y entra sans faire de remue-ménage.
Mosely était à moitié assis sur son bureau. Un officier en uniforme se tenait sur le côté, les bras croisés, le visage impassible. Tous deux avaient le regard rivés sur la personne qui occupait la chaise des visiteurs. Ce dernier était un homme, et il avait la petite silhouette nerveuse que Gabriel associait toujours aux jockeys. Cependant, à en juger au reste de son apparence, ce spécimen n'avait pas sa place dans un hippodrome. Il avait l'air plutôt caucasien, avec un teint légèrement olivâtre, mais ses cheveux étaient arrangés – si l'on pouvait déceler la moindre parcelle d'ordre là-dedans – en dreadlocks noirs si sales et anarchiques que l'on aurait dit la paille d'un vieux balai. Il avait peut-être une petite vingtaine d'années, mais c'était dur à évaluer. Il y avait en lui un mélange saugrenu de jeunesse implacable et de terreur d'un vieux mourant. Car ce garçon était terrorisé, aucun doute là-dessus. Même de l'entrée du bureau, Gabriel entendait ses dents claqués et voyait les tremblements qui l'agitaient – de la pointe de ses mèches crasseuses au bout de ses baskets contrefaites.
Mosely salua Gabriel d'un regard hostile, que l'écrivain ne sut interpréter autrement que comme une très forte incitation à se faire tout petit. Il referma la porte, s'appuya contre elle et se tut.
– Allez, Crash, reprit Mosely d'un ton qui semblait indiquer que sa jauge de patience était à zéro depuis longtemps. On sait que ces meurtres ont à voir avec l'underground de la ville. Tu as toujours les oreilles ouvertes. Je veux juste que tu me dises ce que tu as entendu.
– Je sais rien du tout, j'le jure devant Dieu ! répondit Crash avec véhémence.
Ses dents claquaient si fort que c'était un miracle qu'il ne se soit pas encore mordu la langue.
– C'est ça, et moi je suis la reine d'Angleterre ! Ça fait déjà quoi, quatre ou cinq fois que tu viens nous renseigner sur leurs activités. Tu ne peux plus jouer à l'imbécile avec moi maintenant. Dis-moi au moins ce qui se raconte dans les rues.
– Personne dit rien. Personne en parle. Juré !
– Des conneries, tout ça ! Tu peux même pas pisser contre un mur sans que quelqu'un le sache, dans cette ville !
– Y a des trucs dont personne ne parle. Écoutez, y faut que vous me laissiez partir. Je... ça se saura, que j'étais là. S'il vous plaît. Je vous en supplie.
– Dis-moi ce que je veux savoir, et je te laisse partir, rétorqua Mosely en croisant les bras.
– Je sais rien !
Crash regarda autour de lui, comme s'il s'attendait à ce que les murs le regardent en retour. Ses yeux hallucinés croisèrent ceux de Gabriel, sans s'arrêter sur lui.
– Je dois leur dire, c'est tout, murmura-t-il. J'ai rien dit. C'est pas ma faute. C'est vous qui m'avez chopé, c'est pas moi qui suis venu vous voir, ils peuvent pas m'en vouloir.
– Qui ça, "ils" ? demanda aussitôt Mosely. Les meurtriers ?
Mais Crash l'ignorait. Même Gabriel pouvait voir que la panique du garçon le mettait hors d'atteinte de toute forme de raison ou même de cohérence. Mosely fronça les sourcils et fit un nouvel essai.
– Crash, écoute-moi. Écoute ! ordonna-t-il en se postant devant lui et en se penchant pour essayer de le forcer à le regarder dans les yeux. Je te laisse partir. Tout de suite, si tu veux. Je veux juste que tu me dises ce qui se raconte dans les rues au sujet de ces meurtres. C'est lié à l'underground, je le sais déjà. Dis-moi comment, Crash. Je ne te demande même pas de "qui", juste des "comment" et des "pourquoi". Des rumeurs, c'est tout ce que je veux.
Crash le regarda un instant, puis détourna les yeux.
– Je sais rien, répétait-il. J'ai rien dit, je jure devant Dieu ! Bordel, laissez-moi partir !
Soudain, il s'accrocha au pantalon de Mosely, le regard suppliant. Mosely repoussa ses mains avec dégoût.
– Ok, Crash, dit-il en dernier lieu. J'en ai marre que tu te payes ma tête. Je vais te mettre en taule. Quand tu auras vraiment envie de partir, tu nous diras que tu veux parler. Compris ?
Crash poussa un gémissement et passa une main dans ses cheveux. Il avait compris.
Mosely fit un signe au policier en uniforme, qui l'escorta hors du bureau. Gabriel les regarda partir, et ferma la porte derrière eux.
– Qu'est-ce qui lui a pris ? demanda-t-il à Mosely. Pourquoi est-ce qu'il s'est mis dans cet état ?
– Merde, j'en sais rien, répondit Mosely avec irritation. Il doit être complètement camé. On l'a récupéré ce matin au Square Jackson. Il est comme ça depuis qu'on l'a amené. Faudrait lui faire faire une prise de sang. Ça fait trois jours que je le cherchais, en fait. C'est un de nos informateurs, il nous a déjà aidés à coincer des proxénètes et des dealers. Généralement, c'était des amateurs qui essayaient de faire leur trou, mais bon, c'est déjà ça. Je sais qu'il a des relations. J'étais certain qu'il nous donnerait quelque chose.
– Peut-être qu'il sait quelque chose, spécula Gabriel. Peut-être que c'est pour ça qu'il a si peur.
– C'est pas avec des "peut-être" que j'avance. On peut le garder en cellule vingt-quatre heures, on a trouvé un peu de hasch sur lui. Mais s'il n'a pas parlé demain, faudra que je le relâhce.
– Tu ne crois quand même pas qu'il a à voir avec les meurtres ?
– Bien sûr que non, Knight, tu as vu sa tête ? grogna Mosely.
– Il a pas l'air du genre dangereux, confirma Gabriel. C'est plutôt un gamin.
– Un gamin complètement foutu. Il se drogue depuis qu'il a quinze ans, et il ferait n'importe quoi pour du fric. Et je suis sûr qu'il a déjà fait n'importe quoi pour du fric.
Gabriel ne voulait même pas y penser.
– Du nouveau sur l'affaire ? s'enquit-il à la place.
– J'aimerais bien... commença Mosely.
Il parut soudain se souvenir de quelque chose, et adressa à Gabriel le même regard noir qu'à son arrivée.
– Espèce de connard !
– Plaît-il ? dit innocemment Gabriel.
– C'est toi qui as pris mon badge hier, hein ?
Oh. Rien que ça.
– C'était un accident, assura Gabriel.
– Ouais, il a sauté de mon manteau à ta poche, mon cul ! Tu sais que je devais faire une photo avec le divisionnaire ? T'as déjà essayé d'expliquer à ton patron que tu as perdu ton badge ?
Gabriel sortit l'objet de sa poche.
– Désolé, mon pote. Mais c'était pour une bonne cause.
– M'en parle pas ! C'était pour impressionner une nana, oui. Je devrais te faire coffrer toi aussi !
– Bonne idée, on aura tout le temps de reparler de cette fois où tu m'as "emprunté" ma moto sans demander quoi que ce soit.
Mosely avait toujours l'air furieux, mais ne trouva rien à répondre.
– Tu refais ça, et je te fais vraiment coffrer. Compris, Knight ?
– Je ne le referai plus, c'est promis. En fait, je voulais te le rapporter hier soir, mais tu vois, j'ai oublié.
Mosely parut se calmer légèrement, mais il n'en avait pas fini avec sa tournée de réprimandes.
– Si je suis viré à cause de toi, ce sera à toi de payer mon salaire, menaça-t-il.
Commence déjà à faire la queue, mon pote.
– T'inquiète. Je ne recommencerai plus. Promis, dit calmement Gabriel.
Il échappa aussi vite qu'il put au regard noir de Mosely. Malgré le pessimisme occasionnel de Mosely, il était rare qu'il perde vraiment son calme, et cela nécessitait soit un flux continu de provocations, soit quelque chose d'absolument choquant. Mais une fois le mal fait, il fallait du temps pour que la pression redescende, et le mieux à faire en attendant, c'était de laisser filer. Et demain, tout serait, sinon oublié, au moins pardonné. En tout cas, Gabriel l'espérait.
L'évocation du Square Jackson avait rappelé à Gabriel que Max y serait peut-être et aurait peut-être des nouvelles. Il partit vers le parc.
* * *
Max était à peu de choses près au même endroit que la veille. Il travaillait sur un nouveau dessin, représentant les Pontalba Buildings, mais ses mouvements étaient sans énergie et il n'avait pas l'air très pris par cette tâche. Il sursauta quand Gabriel s'approcha de lui et le salua.
– Oh, ce n'est que vous, soupira-t-il.
– Comment ça s'est passé, la nuit dernière ? s'enquit Gabriel.
– Super. Bien. J'ai fini. Je pensais que ce serait juste l'affaire de quelques heures, mais au final, j'ai terminé à trois heures du matin.
Max sortit une feuille de papier roulée de sa boîte à outils. Gabriel défit l'élastique qui la tenait en place et la déroula, découvrant le dessin de deux cercles imbriqués d'où saillaient d'étranges symboles.
– Waow. C'est vraiment ça ? demanda Gabriel.
– J'ai fait au mieux, assura Max.
Oui. Ça avait l'air au poil. Gabriel le ressentait plus qu'il ne le voyait. Ce motif réveillait quelque chose dans sa mémoire, mais quoi ? Il était à peu près certain de ne l'avoir jamais vu.
– Ça sera très utile. Merci, dit-il en ré-enroulant le dessin.
– Oh, je suis content d'en être débarrassé. C'était... en fait, je ne sais pas. Hier soir, je me sentais tout chose quand j'ai terminé. Comme si... comme si quelqu'un me regardait. C'était vraiment stressant. Vous dites que ça vient d'Haïti ?
– Hm, ouais.
– Alors ça me fait une raison de moins de vouloir y aller. J'espère juste que je n'ai énervé personne là-bas, vous voyez ?
– Désolé, dit Gabriel avec sincérité. Je ne voulais pas vous attirer des ennuis.
– Laissez tomber, je raconte n'importe quoi. Je ne crois pas à tout ça. Mais... bon, prenez votre motif, et bonne chance avec, hein ?
– Oui. Merci.
Max retourna à son art. Son trait était déjà plus assuré.
Gabriel traversa la pelouse pour revenir vers sa moto. Il fut arrêté net en chemin par un éclat pourpre et or qui ne venait pas des plantes autochtones, mais bien de l'étal d'une diseuse de bonne aventure. L'installation précaire était surmontée d'un signe identifiant la propriétaire comme "Madame Lorelei", et annonçant ses services : 15$ pour la lecture de la paume de la main, 20$ pour la consultation de la boule de cristal, 25$ pour une séance de numérologie.
Madame Lorelei elle-même était jeune, jolie et légèrement vêtue, et l'œil de Gabriel s'attarda sur elle. Ses épaisses boucles noires arrivaient juste au niveau de ses épaules. Elle était à vrai dire habillée davantage comme une danseuse du ventre que comme une voyante. Ses pieds étaient nus, et elle portait des chaînes dorées aux chevilles. Son pantalon violet et bouffant était presque transparent, sauf au niveau de l'entrejambe. Son ventre était également nu, et l'on pouvait distinguer un piercing doré dans son nombril. Ses seins étaient couverts par un haut court assorti au pantalon. Aux couleurs de sa tenue se mêlait du filigrane doré, qui scintillait quand le soleil daignait envoyer ses rayons à travers l'épaisse couverture nuageuse.
Mais tout cela ne suffisait pas à intriguer Gabriel, avec tout ce qu'il devait déjà ruminer. Ce n'était pas à sa poitrine mise en valeur qu'il s'intéressait vraiment, quoi qu'elle parût penser, si l'on en croyait le regard mi-amusé, mi-appréciateur qu'elle lui rendit. Non, Gabriel regardait quelques centimètres plus haut, au niveau de ses épaules – et surtout, au niveau de l'authentique boa qui les recouvrait paresseusement.
Le serpent ressemblait à celui du musée. Ou plutôt, à son petit frère malade. Il était bien plus petit, mais avait lui aussi des airs de constricteur ; son corps était plutôt épais et semblait très musclé. Pour l'instant, cependant, bien loin d'utiliser toute cette puissance asphyxiante, il faisait la sieste sur son perchoir instable.
Gabriel vint vers la voyante et celle-ci lui sourit en faisant battre ses faux cils.
– Que voulez-vous ? dit-elle avec un fort accent hongrois.
– J'ai repéré votre serpent. Intéressant.
– Je pourrais en dire autant de vous, répondit-elle avec un sourire coquin.
Incroyable mais vrai, cela suffit à faire rougir Gabriel.
– Il est de quel espèce ? s'enquit-il.
– Elle s'appelle Gisèle, et c'est un python, dit Madame Lorelei en caressant la tête du reptile somnolant.
– Vous croyez que... heu... Elle n'aurait pas perdu des écailles, récemment ?
– Vous voulez des écailles de Gisèle ? répéta-t-elle, et sa voix passa soudain des rives du Danube à celles de l'Hudson.
– Exact. Juste une, ça suffira.
– Eh bien, non. Je n'en ai pas.
– Oh. Pas grave, merci.
Il commença à partir, mais elle le rappela.
– Vous ne voulez pas connaître votre avenir ?
Gabriel se retourna pour regarder de nouveau l'enseigne.
– Une autre fois, peut-être, répondit-il sèchement. S'il avait seulement eu quinze dollars en poche, il les aurait certainement dépensés ailleurs qu'ici.
– Vous pouvez au moins me regarder danser, proposa Madame Lorelei en faisant la moue.
Elle se leva et fit un signe au meneur d'un groupe de jazzmen qui jouaient non loin de là. Les musiciens hochèrent la tête et se lancèrent dans une réinterprétation néo-orléanaise d'une musique de charmeurs de serpents.
Gabriel se retrouva ainsi en train de regarder Madame Lorelei faire la danse du ventre avec son serpent. C'était de toute évidence un mouvement calculé pour attirer la clientèle, essentiellement masculine, et cela marchait parfaitement. L'air de rien, des hommes commencèrent à s'approcher, discrets comme des fourmis autour d'un barbecue. Elle manipulait la foule à son gré, mais semblait accorder une attention particulière à Gabriel. En la voyant s'approcher de lui pour la troisième fois, ce dernier se dit "Pourquoi pas ?" et commença à réagir. Il se mit à siffler, tout en lui adressant son regard le plus intense – ou tout du moins, la version économique ; il n'était pas sérieux à ce point-là. Alors que le morceau se terminait, Madame Lorelei l'avait recouvert de foulards qu'elle semblait tirer de sa ceinture dorée. Il serra les dents, laissant passer l'humiliation publique, et se força à sourire encore. Après tout, il y avait ce serpent.
Elle acheva sa danse, récupéra ses foulards et revint d'un pas léger jusqu'à son étal. Trois hommes la suivirent avec impatience. Gabriel remarqua qu'elle avait laissé un de ses accessoires sur place, et le ramassa.
Il attendit que les trois hommes partent, se disant qu'il pouvait retenter le coup du serpent à présent qu'elle brûlait de désir pour lui. En attendant, il examina le foulard. Celui-ci était décoré d'une multitude de sequins dorés, mais l'un d'entre eux paraissait terni, comme si la peinture était partie. Gabriel sortit sa loupe pour voir l'intrus de plus près. Non, ce n'était pas un sequin ; c'était une écaille. Il l'ôta délicatement avec ses pinces à épiler et la compara à celle du Lac Pontchartrain. Les deux étaient assez similaires pour convaincre Gabriel qu'il avait bel et bien mis la main sur une écaille, au moins de reptile, sinon de serpent, et assez dissemblables pour établir que Gisèle n'était pas celle qui avait laissé ses écailles sur le lieu du crime, les siennes étant plutôt brunes.
Lorsque Gabriel leva la tête du foulard, Madame Lorelei avait expédié tous ses clients. Il revint vers elle.
– Vous avez laissé tomber ça, lui dit-il en lui tendant le foulard.
Il en profita pour regarder de nouveau le serpent, et constater qu'il était uniformément brun.
– Oh, merci, roucoula-t-elle. Ces choses-là coûtent cher. Allons, asseyez-vous et dites-moi votre nom.
– Gabriel Knight, répondit-il maladroitement.
A présent qu'il avait son écaille, il était prêt à partir, mais elle s'était emparée de sa main gauche sans lui laisser le temps de s'esquiver.
– Asseyez-vous, répéta-t-elle plus fermement.
Elle lui caressait à présent la main pour l'inciter à se détendre. Gabriel avait le choix entre être un mufle complet et se laisser faire. Le doux contact de ses doigts sur sa paume finit par le décider. Il s'assit.
– Je n'ai pas quinze dollars sur moi, prévint-il.
– Ce foulard vaut bien plus que ça, bel homme, assura-t-elle d'une voix enjôleuse. Et j'aimerais vraiment voir votre avenir.
Gabriel soupira en espérant qu'elle n'allait pas y passer des heures. Elle examina sa paume.
– Oh, bien ! Je vois que vous tomberez bientôt amoureux d'une femme belle et mystérieuse, annonça-t-elle avec un clin d'œil entendu.
Gabriel répondit d'un sourire poli.
– Et une grande fortune vous attend ! exhala-t-elle. Une grande fortune ou...
Gabriel attendit la suite, qui ne vint pas. Madame Lorelei serrait fermement sa main entre les siennes. Elle avait la tête penchée et était totalement immobile. Il se pencha à son tour pour voir son visage.
Sa peau était devenue livide. De la sueur perlait sur son front et sur ses lèvres, qui viraient au bleu. Elle regardait sans ciller la main de Gabriel.
– Hé ! Ça va ? s'alarma l'écrivain.
– Il y a... des forces...
Ces mots sortaient bien de la bouche de Madame Lorelei, mais la voix qui les prononçait n'était ni hongroise, ni brooklynienne, ni féminine, ni même humaine. Le serpent leva la tête et se mit à siffler.
Gabriel libéra sa main de la poigne de fer de Madame Lorelei, renversant sa chaise alors qu'il mettait de la distance entre elle et lui.
Elle aussi s'était levée. Elle couvrit son visage de ses mains à présent tremblantes.
– Oh, mon Dieu, sanglota-t-elle. Attention ! Attention !
Elle partit en courant, et disparut très vite avec son serpent.
* * *
Entre les récriminations de Mosely et les hallucinations de cette danseuse du ventre new-yorkaise, la journée ne commençait vraiment pas bien. Mais au moins, Gabriel avait une reconstitution du motif, et c'était bien là son premier vrai progrès ; même si, en toute honnêteté, il ne savait qu'en faire. Peut-être l'agiter sous le nez du patron du Dixieland Drugstore ou du Géant Vert et voir leurs réactions. Mais il pourrait s'occuper de tout cela plus tard. Pour l'instant, il préférait faire quelque chose de facile, et dans ce registre, il avait cette page d'annuaire avec les Cazaunoux. Il décida d'économiser ses quarters en rentrant à la librairie pour téléphoner de là-bas.
– Je suis de retour, annonça-t-il inutilement à Grace tout en accrochant son manteau.
– Je n'avais même pas remarqué ton départ, grommela-t-elle avec désintérêt, sans lever les yeux du livre dont elle s'appliquait à recoller les pages.
Il passa dans son studio et examina l'extrait d'annuaire. Celui-ci contenait cinq Cazaunoux, mais deux numéros seulement étaient assortis d'une adresse, et son instinct disait à Gabriel que Madame ne serait pas du lot.
Son approche fut la même à chaque numéro ; il usait de son accent sudiste le plus suave. Peu importe la raison, cette élocution installait d'office une étrange familiarité entre ceux qui la partageaient, et cela allait lui servir une fois de plus.
– Dixieland Drug Store, bonjour, disait-il à chaque fois. J'appelle, au sujet de votre commande ?
A la première tentative, une jeune femme décrocha, lui répondit poliment qu'il avait dû se tromper de numéro, qu'elle ne connaissait pas le drug store et n'y avait jamais mis les pied, et raccrocha aussi sec. Des réponses similaires vinrent des deuxième et troisième numéros, ceux dont les adresses étaient indiquées.
Au quatrième essai, il entendit tout d'abord les jappements d'un petit chien. Ouaf, ouaf, ouaf. La voix éraillée d'une vieille dame dit ensuite :
– Allô ?
Bingo.
– Bonjour, ici le Dixieland Drug Store. J'appelle, au sujet de votre commande ?
– Qui est-ce ? demanda la femme en se braquant aussitôt.
– Je fais les livraisons pour M. Walker, m'dame. Et, heu, j'ai oublié votre adresse, vous ne voudriez pas...
Ouaf, ouaf, ouaf ! Ce chien devait avoir des dons de voyance. S'il l'avait eu en face, Gabriel se serait fait mordre.
– Chut, Castro ! fit la vieille dame. J'ai déjà ma commande, jeune homme, et dites à M. Walker que je n'apprécie pas que ses garçons de courses m'appellent chez moi !
La seconde d'après, il n'entendit plus que la tonalité.
Gabriel raccrocha, pensif. Il avait trouvé Madame Cazaunoux, ce qui était bien, mais il n'avait pas son adresse, ce qui était moins bien. Il se mit à tambouriner sur son bureau. Puis du coin de l'œil, il remarqua quelque chose d'autre sur la page. Cela valait le coup d'essayer.
– Clinique Vétérinaire Cajun, ici Melissa.
La voix de la standardiste semblait jeune, amicale et occupée, trois facteurs que Gabriel saurait faire jouer à son avantage. Il en avait dompté des plus coriaces.
– Bonjour, j'appelle au sujet de Madame Cazaunoux. C'est une cliente à vous, non ?
– Moui. Ou plutôt, son chien est un de nos patients.
– Oui, bien sûr. Alors c'est vous Melissa ? dit-il en injectant tout son charme.
– Oui, répondit la jeune femme, paraissant un peu flattée.
– Oui, ma tante m'a parlé de vous. Je suis le neveu de Madame Cazaunoux, vous voyez ?
– Oui, oui. Attendez.
Il entendit sa voix soudain lointaine parler de vermifuges et autres joyeusetés, puis elle reprit le téléphone.
– Que puis-je pour vous, monsieur...
– Cazaunoux, mentit-il avec aplomb. Dites, Melissa, est-ce que ma tante serait là, par hasard ?
– Non, répondit Melissa, confuse. Elle n'avait pas de rendez-vous pour aujourd'hui.
– Oh, mince ! J'espérais... Vous voyez, j'arrive tout juste en ville. J'ai oublié son adresse et elle ne répond pas au téléphone. Je m'inquiète un peu... elle vit seule, vous voyez ? Vous n'avez pas son adresse, par hasard ?
Il avait presque réussi à éveiller sa sympathie, mais pas tout à fait.
– Oh, M. Cazaunoux, vous savez ? Je l'ai, mais je n'ai pas droit de donner ce genre d'informations.
Gabriel réfléchit vite.
– Je comprends, et c'est très bien, Melissa. Il y a des irresponsables partout... Mais, hm, je m'inquiète un peu pour elle et Castro.
– Castro ? Il lui serait arrivé quelque chose ? Il est tellement adorable !
A présent, Melissa semblait réellement alarmée. Le sort de la petite vieille lui importait peu, mais pour le chien, c'était une toute autre paire de manches. Fort bien.
– On tombe vite sous le charme, hein ? Si ma tante était malade ou je ne sais quoi... Eh bien, elle est toute seule pour s'occuper de lui, insista Gabriel.
Tout en parlant, il commença à se représenter ce que cette adorable petite chose serait capable de grignoter si elle se trouvait seule dans la maison avec une vieille dame morte.
– Eh bien, si c'est pour Castro... hésita Melissa. Attendez.
Une minute plus tard, Gabriel notait une adresse sur la rue St-James. Il raccrocha et s'étira, se sentant assez satisfait de lui-même. Peut-être pourrait-il se reconvertir et ouvrir une agence de détective. C'était sans doute plus rentable que d'écrire des romans d'horreur.
* * *
Il était sur le point d'y aller lorsqu'il repéra le livre qu'il avait rapporté du grenier de sa grand-mère. Il l'avait laissé sur son bureau, guère impatient de l'exposer dans la librairie sans clients, mais il était à présent si galvanisé par ses succès que l'idée qu'un vrai client arrive ne lui semblait soudain plus si chimérique. Peut-être la chance avait-elle vraiment tourné. Gabriel prit le livre et l'examina de nouveau, essayant de lui donner un prix assez élevé pour avoir du sens, et pas assez pour décourager un acheteur potentiel.
Il lut le premier poème du recueil. Même si les règles de prononciation et d'accentuation lui échappaient totalement, quelque chose l'attirait dans la richesse et dans la beauté du langage. Il sortit de son studio, le livre en mains et le sourire aux lèvres.
– Écoute ça, Gracie, dit-il en émergeant. Drei Drachen kriechenin in meinen Schlaf, die Seele woll'n sie lebendig zum Frass. / Feurigen Atems, gespaltener Zunge, geniessen sie jedes Mahl.
Grace se redressa et regarda le livre.
– Intéressant. Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle.
– J'en sais foutre rien, répondit Gabriel en se dirigeant vers le coin des ouvrages usuels. On a un dictionnaire anglais-allemand quelque part, non ?
– Juste en-dessous de la fenêtre.
Ce dictionnaire était une autre relique de l'époque de Harrison Knight. Gabriel réussit à le localiser et s'en empara.
– "Drei" veut dire "trois", je sais au moins ça, proposa Grace.
– Alors cherchons "drachen", marmonna Gabriel en parcourant les "D".
Il n'arrivait pas à dire en quoi tout cela pouvait être important, mais la curiosité était trop forte.
– Dragons, exposa-t-il sitôt qu'il eut trouvé l'entrée correspondante.
– Trois dragons, résuma Grace. C'est intéressant. Je me demande s'il y a une métaphore ? Tu sais, à la fac, j'ai fait un peu de symbolisme. Le dragon fait partie des figures les plus anciennes. Il représente le savoir caché, les mystères ésotériques, et il est parfois associé à Lucifer, le Porteur de Lumière.
– Pas mal, commenta sèchement Gabriel.
– Le symbole du dragon est plus vieux que le concept même du diable, poursuivit Grace, et c'est sans doute à cause de ça que Satan est représenté avec une queue et des cornes. C'est une version modernisée, si tu veux.
– Eh bien, ta culture est sans limites.
– Désolée de ne pas préférer l'ignorance, rétorqua-t-elle, acerbe. Les serpents, j'ai toujours détesté ça. C'est peut-être de là que vient notre peur des serpents, tu sais, ou alors le symbole est issu de cette peur. L'un ou l'autre.
– Mais qu'est-ce que les dragons et le diable ont à voir avec les serpents ? demanda Gabriel, confus.
– C'est la même chose, andouille. Le symbole du serpent est aussi celui du dragon, et du diable tant qu'on y est. Ils sont interchangeables.
Presque simultanément, Grace et Gabriel tournèrent la tête vers le tableau accroché à la cloison du studio. C'était la seule œuvre d'art graphique de toute la librairie, et elle représentait un crâne humain dénudé. Trois serpents sinuaient entre ses orifices vides. Grace n'avait jamais caché son dégoût pour cette peinture, ni son opinion qu'elle n'aidait pas les affaires déjà désastreuses, mais c'était la seule œuvre que Gabriel avait de son père, et il était déterminé à l'exposer. Sitôt qu'elle avait appris qui était l'auteur du tableau, Grace en était devenue plus tolérante. Encore une affaire de culture.
– Heh. Trois serpents. Trois dragons. C'est la même image. Bizarre, remarqua-t-elle.
Gabriel sentit soudain des sueurs froides lui dégouliner le long de la nuque. Il se souvint des dessins de son père. Cela faisait déjà deux jours qu'il les avait vus, et il venait à peine de faire le rapprochement avec le tableau.
– Et le nom de la boutique... enchaîna Grace. Saint Georges. On le représente toujours en train de combattre un dragon... Le thème du bien contre le mal. D'ailleurs, pourquoi est-ce que tu as choisi ce nom ?
Pourquoi ? A cause d'un vieux porte-manteaux qu'il avait trouvé dans une brocante des années auparavant, et dont il s'était toujours dit qu'il avait une tête à s'appeler Saint Georges. Un porte-manteaux abimé et d'assez mauvais goût, certes, mais c'était une authentique antiquité ; sitôt qu'il l'avait vu, il se l'était immédiatement représenté dans sa librairie, et d'ailleurs, Saint Georges trônait bel et bien à l'entrée. Mais à l'époque, la librairie n'était qu'une vague idée, alors pourquoi Gabriel avait-il acheté cette relique d'un autre âge ?
– Aucune idée, mentit-il.
– Hm. Qui a écrit ce poème ?
– Heinz Ritter,
– Tu connais ?
– Non.
Mais ce livre avait appartenu à son grand-père... L'avait-il acheté pour la même raison que Gabriel avait acheté le porte-manteaux ? Ou y avait-il un motif plus profond ? Il essaya de se calmer. Grace et ses bavardages commençaient à lui taper sur les nerfs.
– Je dois y aller, dit-il précipitamment en reposant le dictionnaire.
Il réfléchit au sort qu'il réservait au recueil de poésies, et décida de ne pas le vendre.
Grace l'étudiait avec perplexité.
– Tu veux que j'essaye de traduire le reste du poème ? proposa-t-elle.
Gabriel marqua une pause. Voulait-il vraiment savoir ? Question stupide.
– Oui, d'accord. Ne le vends pas, d'accord ?
Elle haussa le épaules, n'ayant même pas besoin de dire qu'elle n'était pas prête de vendre quoi que ce soit à qui que ce soit. Il lui céda le recueil avec réticence et quitta la librairie.
* * *
Gabriel en était à la moitié du trajet qui le séparait de la résidence de Madame Cazaunoux lorsqu'il entendit sonner hautes et claires les cloches d'une église. Elles sonnaient une heure de l'après-midi, et lui rappelèrent qu'il avait prévu quelque chose à cette heure. La conférence à Tulane lui apporterait-elle quoi que ce soit, ou ne serait-ce qu'une perte de temps ? Le temps... jusque-là, Gabriel s'en était toujours royalement moqué, mais à présent, il entendait presque les grains de sable dégringoler un par un dans le sablier. Était-ce bien le temps qui avait accéléré son rythme, ou était-ce lui ? Quoi qu'il en soit, c'était une sensation nouvelle qu'il n'appréciait guère.
Avec un soupir, il fit demi-tour et partit vers l'université.
Il arriva en retard et trouva un amphithéâtre presque vide. Des étudiants étaient éparpillés sur les sièges rouges, seuls ou en petit groupes. Les lumières étaient éteintes pour faire de la place à un diaporama. Gabriel s'assit sur le premier siège libre qu'il trouva.
– Dans l'Afrique ancienne, chaque tribu avait sa propre culture, mais les religions tribales découlent toutes de la même base. C'est ce réseau de religions que l'on appelle le Voudoun.
Le conférencier parlait à voix haute, claire et précise, avec le ton arrogant de l'intellectuel coincé.
– Le Voudoun vénère un panthéon d'esprits appelés les Loa. Certains Loa incarnent les éléments : le feu, l'air, la terre ou l'eau. Certains sont liés à des endroits ou à des tâches en particulier : il existe par exemple l'esprit des croisements ou du cimetière. D'autres encore sont les esprits des aïeux de la tribu. Ce panthéon n'est pas statique. Il peut intégrer de nouveaux esprits, tandis que d'autres tombent dans l'oubli. Quand deux tribus se faisaient la guerre, le Loa principal du vainqueur était adopté par la tribu conquise. En capturant ou en achetant des Africains pour alimenter la traite négrière, les Européens ont pris le Voudoun avec. C'est ainsi que le Voudoun est passé du continent africain au nouveau monde. Aujourd'hui, le Voudoun est toujours très pratiqué ; en Afrique, bien sûr, mais aussi par des descendants d'Africains dans le monde entier, qui l'ont mélangé aux religions européennes. Ici même, à la Nouvelle-Orléans, il a de nombreux adeptes.
Finalement, ce n'était peut-être pas inintéressant. Le plus dur pour Gabriel restait de se tenir éveillé.
– Chercher les racines du Voudoun revient à remonter aux racines de l'humanité. L'Afrique est le berceau de la race humaine, et les plus vieilles pratique païennes connues sur les autres continents ont des caractéristiques communes avec le Voudoun, notamment la multiplicité des dieux, l'utilisation de totems animaux et de rituels chamaniques. Le pouvoir de ces religions premières est réel et inexplicable. Certains bokors africains stupéfient nos scientifiques. Je vais maintenant aborder les éléments du Voudoun...
Gabriel étouffa un bâillement. Tout cela était réellement intéressant, même s'il n'aimait pas le ton de voix du conférencier, mais ses paupières étaient en train de réagir comme elles avaient toujours réagi dans ce genre de situation : en devenant lourdes comme du plomb. Comme au sale vieux temps de sa scolarité, Gabriel se demanda si ce n'était pas un trouble sérieux du même ordre que le daltonisme ou la dyslexie. Il se força à être attentif.
– Durant une cérémonie voudoun, les participants sont possédés par les Loa. On dit qu'ils sont "chevauchés".
La diapositive changea, et la carte de l'Afrique que Gabriel avait vu en entrant céda la place à la photo d'un homme possédé. Ses yeux étaient blancs, son corps parcouru de spasmes, ses lèvres retroussées en un rictus hideux. Gabriel se trouva soudain parfaitement réveillé. La photo était terrifiante de réalisme.
– Les adeptes humains ne sont alors que des montures dont les Loa sont les divins cavaliers. Une personne chevauchée adopte les caractéristiques du Loa et devient, en substance, l'hôte de cette puissante entité.
D'autres exemples picturaux de possession défilèrent – une femme au visage couvert de farine et aux yeux vitreux, et un homme se dandinant comme un coq.
– Pour les adeptes du Voudoun, la possession a deux buts. Tout d'abord, c'est un cadeau du Loa. L'une des croyances du Voudoun est que les esprits veulent avoir un corps pour danser, chanter, faire l'amour, boire ou manger. Ainsi, les pratiquants offrent leur propre enveloppe, espérant ainsi faire plaisir aux dieux et obtenir leurs faveurs. En outre, quand un Loa chevauche un adepte, cela permet aux autres adeptes de communiquer directement avec leur divinité. C'est une relation très intime et très personnelle de dieu à croyant. Imagineriez-vous Jésus Christ ou Yahvé apparaissant en pleine église ou en pleine synagogue ?
Les corps spasmodiques disparurent, remplacés par des silhouettes peintes.
– Qui ou que sont les Loa ? Chaque groupe a sa théogonie, mais parmi les Loa africains les plus vénérés, on trouve Damballah, le grand dieu serpent ; Erzulie, la "maîtresse de l'amour", Papa Nebo, ou Gede, le dieu de la mort ; Aqwe, l'esprit de l'eau ; Legba, l'esprit des croisements ; et enfin, l'un des plus redoutables : Ogoun Badagris, le dieu de la guerre.
Les diapositives qui s'enchaînèrent représentaient respectivement un serpent, une femme drapée dans un foulard, une figure squelettique en haut-de-forme, et d'autres encore. La dernière divinité ressemblait à un soldat. Même s'ils étaient peints, ses yeux semblaient dirigés droit vers l'auditoire.
– Les temples voudoun s'appellent des hounfours. Un hounfour est bâti autour d'un cercle rituel dont le centre est marqué par un poteau-mitan. Le cercle en lui-même porte un vévé, un ensemble de symboles. Chaque groupe possède un vévé unique, formé de symboles complexes qui identifient leurs Loa particuliers.
Une image d'un vévé fut projetée. C'était une série de symboles tracés à la farine sur un sol de terre battue, autour d'un poteau médian. Des fleurs stylisées et des lignes sinueuses partaient du centre et irradiaient jusqu'au bord du cercle. Gabriel l'étudia attentivement. Ce n'était pas tout à fait comme le dessin que Max avait fait, mais le principe était le même. Il en était sûr, ce fameux motif était un vévé !
– Durant les cérémonies rituelles, que l'on nomme des conclaves, les initiés dansent sous la supervision d'un prêtre, le bokor, et d'une prêtresse, la mamaloa. L'utilisation de totems, ou de masques et de symboles animaux n'était pas rare dans les temps anciens. Cependant, la plupart des sectes ont aujourd'hui abandonné cette pratique.
Une très ancienne photographie, datant sans doute de l'époque coloniale, s'afficha alors. Elle montrait un conclave se déroulant autour d'un grand feu. Les participants portaient des peaux d'animaux et des motifs peints à même leur peau.
Des peaux de léopard.
– Parmi les objets rituels utilisés durant les conclaves, il y a la gourde rituelle, ou asson...
La photo d'une gourde entourée de perles apparut.
– ... le couteau rituel, ou ku-bha-sah...
L'image d'un couteau à la lame ondulée remplaça celle de la gourde. Gabriel réalisa que ce couteau ressemblait beaucoup à celui du musée, mais ses paupières recommençaient à peser une tonne chacune.
– ... le fouet rituel, ou fwet kash...
Le couteau fut remplacé par un fouet de cuir tressé.
– ... et le cercueil rituel, ou séké madoulé.
La dernière diapositive de cette série montrait un homme au visage peint en blanc, portant un petit cercueil sur son épaule. Un si petit cercueil...
Gabriel bâilla encore plus fort.
– Ces objets ne sont que des accessoires, invoqués par la mamaloa pour des rites spécifiques. Dans certaines sectes voudoun, la mamaloa est la figure dominante. Le Voudoun peut facilement devenir un système matriarcal quand une lignée de prêtresses puissantes émerge, car la mamaloa peut posséder de façon inhérente un pouvoir supérieur à celui du bokor. Elle...
Le conférencier continuait de parler, mais Gabriel n'était plus assez réveillé pour l'entendre.
* * *
– Gabriel ?
Hein ? Il dérivait à présent dans l'obscurité, et ne voulait pas qu'on le dérange. Il ignora la voix.
– Gabriel ? Rentre là-dedans.
Dans quoi ? L'autre voix était celle d'un homme, et avait un fort accent. Gabriel continua de l'ignorer. Il n'y avait nulle part où entrer.
Puis une tache noire apparut dans les ténèbres. Elle grossit et prit forme... ou plutôt, elle se rapprochait de lui.
Un cercueil.
Non, protesta-t-il, soudain terrifié. Non, pas là-dedans.
– Gabriel, tu y seras en sécurité, promit la voix avec urgence.
Le couvercle du cercueil s'ouvrit et Gabriel y fut avalé.
Il se réveilla en criant à moitié. Heureusement, l'amphithéâtre était déjà vide.
* * *
Le conférencier était le professeur Hartridge ; Gabriel l'apprit d'une étudiante qui semblait attendre quelqu'un. Il n'eut pas trop de mal à trouver son bureau.
– Êtes-vous un étudiant ? demanda d'entrée de jeu Hartridge tandis que Gabriel entrait, sans même lever les yeux de son travail.
– Non. Je m'appelle Knight. Gabriel Knight.
Hartridge ne parut pas impressionné.
– Vous êtes dans mon bureau, M. Knight.
– Je sais. J'étais à votre conférence et j'ai...
– Je vous ai remarqué. Et j'espère que vous avez bien dormi.
– Rien de personnel, s'excusa Gabriel. Je n'y peux rien. Ça doit être pour ça que j'ai mis cinq ans à avoir ma licence...
Il eut un sourire de mauvais garçon, espérant que cette confidence briserait quelque peu la glace.
En vain.
– Vraiment ? Personnellement, trois ans m'ont suffi, rétorqua sèchement Hartridge.
Gabriel usa de toute sa volonté pour s'empêcher de faire le petit malin. Il prit une inspiration profonde et se força à sourire.
– J'imagine que c'est pour ça que c'est vous l'expert, et que je suis là pour vous consulter.
Hartridge posa finalement son stylo. Il paraissait légèrement moins hostile.
– A quel sujet ?
– Au sujet de quelque chose qui peut ou pas être du Voudoun, professeur.
– Je vous écoute, dit Hartridge en croisant les bras avec scepticisme.
Gabriel lui donna le motif reconstitué par Max, et observa attentivement son interlocuteur, guettant sa réaction. Hartridge déplia la feuille et l'étudia avec attention. Il ne dit rien durant plusieurs minutes.
– Puis-je en faire une copie ? demanda-t-il finalement.
– Je vous en prie, soupira Gabriel.
Hartridge quitta son bureau en hâte, les yeux toujours rivés sur la feuille. Il revint quelques minutes plus tard et rendit l'original à Gabriel, sans pouvoir détacher son regard de la copie qu'il posa sur son bureau.
– Je me disais que c'était peut-être un de ces vévés, avança Gabriel.
– C'en est un, répondit Hartridge avec certitude.
Gabriel sentit l'excitation monter, mais s'efforça de maîtriser sa voix.
– Vous l'avez déjà vu ?
– Non. Pas vraiment. Où l'avez-vous trouvé ?
Hartridge le regardait à présent. Ses yeux brûlaient de curiosité. Gabriel avait réussi à éveiller son intérêt, et décida de sortir tout de suite l'artillerie lourde.
– Vous avez entendu parler des Meurtres Vaudous, n'est-ce pas, professeur ?
Hartridge pâlit d'un coup.
– Ceux dont tout le monde parle ? Eh bien... pour tout vous dire, je n'y avais pas vraiment fait attention ! Les journaux disent qu'ils n'ont rien à voir avec le vrai Vaudou !
– Peut-être que la presse se trompe.
– M. Knight, si ce vévé est lié aux meurtres... Dieu sait à quoi nous avons affaire. Ceci... est tout sauf un artifice.
– Comment ça, "Dieu sait à quoi nous avons affaire" ? Ce vévé n'est pas censé vous le dire ?
Hartridge parut encore plus troublé.
– Ce vévé ne vient d'aucune secte que je connaisse. Certains des symboles sont anciens, très anciens. Et il y en a certains que je ne reconnais pas du tout. Je... je ne sais pas comment vous l'expliquer. C'est comme si vous retrouviez des inscriptions cunéiformes sumériennes en plein centre-ville. Ce motif est au moins aussi ancien. Je ne l'ai jamais vu nulle part dans les pratiques modernes. Et il serait lié aux meurtres... ? C'est très troublant.
Gabriel tira la photo d'une des victimes de sa poche, et la posa sur le bureau.
– J'espère que vous n'avez pas trop mangé dernièrement, dit-il en guise d'avertissement.
Hartridge prit la photo et l'examina à son tour. Il gardait l'expression impassible d'un scientifique habitué à voir toutes les horreurs, mais Gabriel sentait que sous cette façade, il était impatient et effrayé en même temps.
– Ça vous évoque quelque chose ?
Hartridge secoua la tête.
– Ça paraît rituel, mais je ne pense pas que ça vienne du Voudoun. On dirait plutôt quelque chose d'Aztèque.
– Un cabri sans cord ? lança Gabriel, un peu à l'aveuglette.
– Oui, peut-être, acquiesça Hartridge. Mais je n'en avais jamais vu de vrai exemple.
– Alors vous savez ce que ça veut dire ? insista Gabriel.
– Bien sûr. C'est cor ; cabri sans cor. C'est une expression haïtienne qui signifie "chèvre sans cornes".
– Une chèvre femelle, donc ? demanda Gabriel, confus.
– Un sacrifice humain, M. Knight.
– Mais vous veniez de dire...
– Non, j'ai dit que je n'avais jamais vu ce genre de pratiques et que je n'en avais jamais entendu parler. Mais cela n'empêche qu'il existe un terme pour désigner cela. En théorie, un sacrifice humain est possible.
– Dans quelles conditions ?
Hartridge soupira. En dépit de tout ce que Gabriel lui apportait, il ne semblait avoir guère de tolérance pour l'ignorance de ce dernier.
– Vous devez comprendre. Durant la cérémonie, le bokor ou la mamaloa fait des sacrifices aux Loa. On les interroge pour savoir ce qu'ils veulent. Généralement, ceux-ci demandent un poulet, voire parfois une chèvre ou un bœuf. En théorie, si le Loa demande un sacrifice humain, il faut aussi y procéder. La crainte que ceci ne se produise fait partie du rituel. Par exemple, un chant cérémoniel que j'ai entendu en Haïti disait ceci : "Maîtresse Erzulie, venez-nous en aide. Si vous voulez un coq, nous vous le donnerons. Si un taureau vous suffit, nous l'avons. Mais si vous voulez une chèvre sans cornes, oh, où la trouverons-nous ?" Erzulie est une des Loa les plus tendres, et on l'invoque en général pour sa clémence. Mais cela fait partie de toute la mise en scène. Je n'ai jamais vu de Loa exiger de sacrifice humain, et je n'avais même jamais entendu de témoignages à ce sujet. Pas même dans les soi-disant sectes de Vaudou Noir.
– De Vaudou Noir ?
– Certains groupes vénèrent les Loa les plus sombres, comme c'est le cas avec le Culte des Morts. Ils sont très secrets et très redoutés, mais la plupart de leurs pratiques consiste à créer des sorts, de puissants sorts, avec les restes des défunts. De la chair humaine, de la moelle osseuse, ce genre de choses. Si "maléfiques" que soient ces sectes, leurs crimes se limitent donc à la profanation de sépultures et à la nécromancie. Il leur arrive de lancer des malédictions qui visent à tuer leurs ennemis – même si ce genre de chose n'est pas aussi courante qu'on pourrait le croire, et la plupart de leurs "ennemis" sont protégés par leurs propres sorts. Mais même eux ne se livreraient pas à des sacrifices humains.
Gabriel se pencha en arrière et commença à digérer l'information.
– Ce serait vraiment bien si vous pourriez trouver quelque chose de plus spécifique au sujet de ce vévé, dit-il. D'où il peut venir, quel lien il peut avoir avec des sectes plus connues, ce genre de chose.
– Ne vous inquiétez pas, j'avais l'intention de commencer tout de suite des recherches là-dessus. Si je trouve quoi que ce soit, je vous appellerai.
Il regarda soudain Gabriel avec suspicion.
– Vous êtes bien de la police, n'est-ce pas ?
– Moi ? Bien sûr. Mais j'ai une couverture. Vous pouvez me contacter à la Librairie St-George, dans le Quartier Français.
Hartridge acquiesça, l'esprit trop pris ailleurs pour se méfier.
Gabriel se leva, prêt à partir.
– Oh, une dernière chose, fit-il avant de s'en aller tout à fait. Vous avez déjà entendu parler de la nuit de la St-Jean ?
– Oui, on la célèbre la veille de la fête de Saint Jean le Baptiste, d'après la tradition catholique. Mais ce n'est qu'un nouveau nom pour une réalité bien plus ancienne. Les adorateurs du soleil faisaient autrefois rouler un cercle enflammé le long d'une colline pour célébrer le coucher du soleil sur cette nuit. C'est également une fête importante pour le Voudoun.
– Le 23 juin, répéta Gabriel. Ça approche, non ?
Hartridge le regarda. Il n'avait pas l'air à l'aise du tout.
– En effet. C'est tout proche.
* * *
Gabriel n'eut aucun mal à trouver l'adresse que Melissa lui avait donné. Elle le mena à une vieille maison décrépie comme il y en avait des milliers dans le Quartier Français. Gabriel s'était souvent représenté cette partie du Quartier comme une vieille dame peinturlurée, dont la robe de satin ne tenait plus sur ses épaules osseuses et dont l'haleine avait déjà des relents de caveau.
La porte de Madame Cazaunoux donnait directement sur son perron craquelé, sans la moindre trace de pelouse pour les séparer. La peinture rouge s'écaillait, et en guise de heurtoir, un crucifix avait été cloué comme un talisman. Gabriel observa tout cela et se mit à réfléchir. Il avait le sentiment que Madame Cazaunoux saurait quelque chose. Elle croyait de toute évidence au Vaudou, et tout portait à croire qu'elle avait passé toute sa vie dans la ville. Ce n'était peut-être qu'une veille folle, mais elle pouvait avoir des choses à raconter. La question se posait cependant toujours : pourquoi les raconterait-elle à Gabriel ?
Il revint une demi-heure plus tard ; ou plutôt, sa moto revint. Le propriétaire s'était transformé de façon assez radicale. Il avait trouvé – ou plutôt, volé – les objets nécessaires dans la sacristie de la Cathédrale St-Louis. Une messe peu suivie s'était déroulée peu de temps avant qu'il arrive, et en accord avec l'éthique ecclésiastique, la plupart des salles de la cathédrale étaient restées ouvertes. Il ne s'était pas senti coupable ; rien de ce qu'il avait pris n'était très précieux, et au vu de son rôle dans la longue histoire de l'humanité, l’Église catholique lui devait bien cela. Il était ensuite revenu à la librairie pour aller chercher des accessoires, dont un blazer noir qu'il n'avait pas dû porter depuis sa cérémonie de graduation, et une paire de chaussures noires de la même époque. Il avait également récupéré du gel pour cheveux, le plus épais et gluant qu'il ait pu trouver dans sa vaste sélection de produits capillaires – un de ses postes de dépense les plus conséquents. Il ne passerait jamais avec ses cheveux en bataille, et il était à présent assis sur sa moto, en train de plaquer sa crinière en arrière jusqu'à la rendre présentable et horriblement normale. Que ne ferait-il pas pour son livre !
Lorsque Madame Cazaunoux ouvrit la porte à son visiteur, elle ne laissa qu'un minuscule interstice pour pouvoir l'observer au-dessus d'une épaisse chaîne de sécurité. Castro était dans ses bras, grattant le ventre de Madame de ses petites griffes manucurées, impatient de se libérer de son étreinte et de défendre son territoire en arrachant un morceau de jambe à Gabriel. Mais sa maîtresse parut se détendre en voyant qui se tenait devant elle.
– Oui, mon père ?
– Bonjour, Madame, dit Gabriel avec un accent irlandais caricatural. Je suis le père MacLaughlin, de la paroisse de St-Louis, et je viens vous rendre visite au nom du Seigneur.
– Mais je ne vais pas à St-Louis, mon père, répondit Madame en rougissant. Je vais à St-James.
– Voyons, peu importe la paroisse, nous sommes tous des enfants de Dieu, assura Gabriel.
– Oui, mon père, acquiesça docilement la vieille dame. Vous savez, cela fait si longtemps qu'un prêtre n'a pas pris le temps de me rendre visite.
Son visage ridé se crispa encore davantage, et sa voix se fit amère.
– C'est une honte ! enchaîna-t-elle, à présent amère et indignée. Qu'est-il arrivé aux traditions et au respect ?
Mais sa rancœur disparut aussi vite qu'elle était venue, car elle adressa à Gabriel un sourire mielleux, et l'invita à entrer. Il entra donc, faisant de son mieux pour conserver son propre sourire. Vieille folle jusqu'au bout ! Il commençait à se demander dans quel état il ressortirait d'ici.
Madame Cazaunoux amena son visiteur dans un petit salon, et l'invita à s'assoir. Des napperons brodés couvraient chaque surface disponible, y compris les accoudoirs des fauteuils, et même s'il était pâli et craquelé, le papier peint était toujours assorti aux abats-jour, qui eux même avaient pâli et s'étaient craquelés. Comme le bâtiment et comme Madame elle-même, la décoration n'avait plus que l'ombre de sa grâce passée, et exhalait déjà des relents d'outre-tombe.
– Comment allez-vous, Madame ? demanda poliment Gabriel alors que la maîtresse de céans s'asseyait sur un fauteuil à côté du sien. A présent, Castro semblait avoir décidé de se calmer.
– Bien, mon père, grâce à l'aide de la Sainte Vierge, soupira Madame Cazaunoux – presque aussi bien que l'aurait fait une vraie martyre.
– Les temps sont plutôt dangereux.
– A qui le dites-vous ! gémit-elle.
– Et tous ces meurtres dont parlent les journaux... insista-t-il. Il est de mon devoir de me soucier de fidèles catholiques comme vous.
– Dieu vous bénisse ! C'est un vrai plaisir de recevoir des visites comme la vôtre. Je suis souvent seule ici, et j'ai peur, mon père.
Son regard se fit implorant, alors qu'elle répétait :
– J'ai peur.
– Est-ce à cause des meurtres, mon enfant ? demanda Gabriel en tentant de se faire aussi doux et compatissant que possible, et il pouvait beaucoup plus dans ce domaine qu'il ne l'avait cru jusqu'à présent.
Madame Cazaunoux se redressa d'un coup, les lèvres tordues par une grimace dédaigneuse.
– Ha ! Ce ne sont que les plus récents, mon père ! Vous verrez, quand vous aurez vécu ici aussi longtemps que moi. Leur mal est toujours présent, que les journaux en parlent ou non ! Nous ne sommes ni plus ni moins en sécurité qu'avant, sachez-le.
– Leur ? répéta Gabriel, devenant à son tour méfiant.
– Oui, mon père, soupira Madame. Mais parlons de quelque chose de plus... réjouissant. Peut-être voudriez-vous dire une prière pour moi ?
Gabriel sentit la déception le gagner. Elle était sur le point de... mais il fallait qu'il se calme, pour ne pas répéter le fiasco de la veille. Au moins ici, l'amour n'était pas là pour brouiller les cartes.
– J'aimerais beaucoup, Madame, mais il faut tout d'abord savoir pour qui l'on prie, n'est-ce pas ? Dieu n'est pas un devin.
Il avait dû laisser échapper quelque chose de pas très catholique, à en croire le regard surpris de son hôte. A moins qu'il ne s'agisse pas du genre de prêche qu'elle était habituée à entendre.
– Je crois qu'il est de mon devoir de connaître au mieux chacun de mes paroissiens, pour savoir vers qui diriger mes efforts, se rattrapa-t-il.
Madame parut préoccupée.
– Mais mon père, il y a des choses dont vous feriez mieux de ne pas vous soucier. Cela peut être dangereux ! l'avertit-elle. Pourquoi croyez-vous que je suis obligée de m'enfermer entre ces murs ? C'est parce que j'en sais trop, et si je n'étais pas si prudente, si je ne me protégeais pas, ils viendraient m'emporter pour me faire taire !
– Et que savez-vous, Madame ?
Mais la vieille dame semblait décidée à garder le mystère.
– Je suis Créole, répondit-elle. Ma grand-mère a vécu dans cette maison, à l'époque de Marie Laveau. Elle savait !
– Et que savait-elle, mon enfant ? insista Gabriel.
– Je ne puis vous le dire, mon père. C'est pour ceux qui savent.
Gabriel avait toujours été fâché avec les langues, mais il avait déjà entendu d'autres Créoles prononcer cette phrase. Et littéralement, ça voulait dire "Va te faire voir, tu n'es pas Créole"
– Vous voulez dire pour ceux qui savent... ce qu'est un cabri sans cor' ? attaqua-t-il en espérant que l'expression était sans équivoque.
Elle l'était, pour Madame Cazaunoux en tout cas. Elle s'arrêta de caresser Castro et porta les mains à sa bouche, comme pour retenir un cri de surprise.
– Alors vous savez, mon père !
– Pour affronter un ennemi, il faut le connaître, affirma le faux prêtre.
– Quel soulagement ! Vous n'imaginez pas combien de fois j'ai tenté de parler de tout ceci à un homme d'église, mais ils m'ont tous pris pour une folle ! Ayez foi en Dieu, disaient-ils... mais comment l'Église peut-elle nous protéger si elle refuse de voir le mal qui nous menace ? Je... je suis si heureuse que vous compreniez, mon père.
Pour un peu, elle se serait mise à pleurer. Et pour la première fois de la journée, Gabriel commença à se sentir coupable.
– Seuls ceux qui ont les oreilles ouvertes peuvent écouter, énonça-t-il doctement sans trop savoir ce que ça signifiait vraiment.
Mais Madame ne l'écoutait plus. Elle était en train de dériver dans son propre univers.
– Les sacrifices, mon père, ils continuent ! Comme au temps de ma grand-mère !
– Racontez-moi tout, dit Gabriel avec douceur.
Madame regarda avec anxiété autour d'elle, comme si elle craignait qu'on ne l'observe. Puis, une fois convaincue qu'il n'y avait qu'elle, le "Père MacLaughlin" et Castro dans la pièce, elle se pencha sur lui et lui prit le bras de sa main osseuse.
– Laveau n'était qu'une couverture, ce n'était pas elle, la vraie reine du Vaudou ! lui confia-t-elle, tout bas, comme une conspiratrice.
Gabriel jura en silence. Peut-être avait-il eu tort de s'intéresser à cette vieille folle, mais le problème était qu'il ne pouvait plus s'en aller en catimini sans déchaîner sa fureur. Et qui sait de quoi est capable une vieille folle paranoïaque et furieuse...
– Ah bon ? ponctua-t-il en ignorant la main décharnée qui lui pressait le bras.
– Oui ! Ma grand-mère elle-même était une des adeptes de Marie Laveau. Elle et Laveau tenaient des cérémonies pour les esclaves et les Blancs curieux. Elles rendaient tout cela effrayant et mystérieux, mais en fait elles ne connaissaient rien au Vaudou ! Ce n'étaient que des leurres, pour cacher le véritable Vaudou de la Nouvelle-Orléans.
– Vraiment...
– C'est comme les prestidigitateurs, mon père : ils détournent votre attention pour accomplir leurs soi-disant tours ! Il y avait une secte secrète dont peu de gens connaissaient l'existence, et cette secte-là est dirigée par la vraie Reine.
– Qui était-ce ?
– Qui est-ce ? Ma grand-mère ne m'a jamais rien dit, simplement que c'est la plus belle femme qu'elle ait jamais vue, et la plus puissante. Certaines des choses qu'on attribue à Laveau étaient en fait accomplies par sa magie. Laveau et sa fille ont vieilli et sont mortes, mais elle est toujours là, c'est la même depuis des siècles !
A présent, Madame Cazaunoux s'était penchée, et son haleine aigre de cadavre en sursis arriva jusqu'aux narines de Gabriel. Ses yeux le fixaient, implorants. L'écrivain commença à sentir sa tête tourner et ses mains devenir froides, comme si de sa poigne maintenant ferme au point d'en être douloureuse la vieille dame l'entraînait lui aussi dans la tombe.
Castro n'apprécia guère de se retrouver coincé entre le ventre et les cuisses de sa maîtresse, et le fit savoir d'un jappement bruyant. Aussitôt, Madame se rassit et la main qu'elle avait serrée autour du poignet de Gabriel revint se poser doucement sur la tête du petit animal. Gabriel se sentit immensément soulagé.
– Votre grand-mère a-t-elle dit quoi que ce soit d'autre à propos de cette secte secrète ? finit-il par demander de son ton le plus diplomate.
– C'était le mal absolu ! Ils tuaient tous ceux qui se mettaient en travers de leur chemin, et ils tuent toujours ! Oh, et mon père, je viens d'y penser. J'ai quelque chose à vous montrer.
Elle se leva, calant Castro sous son bras pour aller chercher un coffret à bijoux dans un meuble. Mais à défaut de joaillerie, la boîte ne contenait qu'un bracelet d'argent, en forme de serpent à deux têtes. Il émanait un pouvoir étrange et ancien de cet objet si simple dans sa forme et sa facture. D'ailleurs, Madame Cazaunoux le manipulait avec précaution, comme s'il pouvait à tout moment s'animer et la mordre.
– Ce bracelet appartenait à ma grand-mère, expliqua-t-elle. Elle le portait pour aller aux vraies cérémonies, c'était leur signe.
Elle le tendit à Gabriel, qui se trouva immédiatement pris d'une envie de le garder.
– Conserver une telle chose chez vous, mon enfant... commença-t-il sur le ton de l'avertissement.
– Je le sais bien, mon père ! Plus d'une fois son influence maléfique m'a fait perdre le sommeil, mais que devrais-je faire ? C'est un héritage !
A en juger pas les accents soudain désespérés de sa voix, Madame prenait très au sérieux ce dilemme.
– Laissez-moi le prendre, Madame, suggéra Gabriel. Je vais retourner à l'église pour le bénir, et quand je vous le rendrai, il ne vous tourmentera plus.
– Je ne veux pas qu'il quitte cette maison, rétorqua Madame avec détermination.
Gabriel soupira, et réfléchit un moment au moyen de faire changer son hôte d'avis. Puis il se mit à penser aux rives du lac Ponchartrain.
– Alors je vais aller chercher de l'eau bénite à l'église, Madame, et je le bénirai ici même.
Le visage ridé de la vieille dame s'éclaira d'un grand sourire.
– Vous êtes trop bon, mon père ! s'exclama-t-elle avec gratitude.
L'écrivain, toujours déguisé en prêtre, revint une demi-heure plus tard. Pendant que Madame fermait les yeux pour le laisser accomplir sa bénédiction, il sortit de sa poche le sac plastique dans lequel il avait mis un peu d'argile prélevée sur les bords du lac, et pressa la terre humide contre le bracelet pour en faire un moulage, tout en psalmodiant, emporté par une soudaine inspiration pseudo-mystique :
– Bénissez ce bracelet d'argent, même s'il n'est pas très charmant.
Ne laissez pas le mal s'approcher de ceux qui le portent au poignet.
Éloignez la malédiction de lui, que Madame puisse dormir jour et nuit !
Madame était tellement émue par cette bénédiction improvisée qu'elle faillit embrasser Gabriel sur la joue – heureusement, sa bonne éducation l'en empêcha au dernier moment. Elle ne sembla même pas prêter attention à l'odeur de terre humide qui s'était déposée sur les mains du faux prêtre, ni au moulage qui formait une bosse dans la poche de son blazer.
* * *
Lorsque Gabriel sortit de chez Madame Cazaunoux, une brume légère flottait dans l'air. C'était le genre de brouillard qui se formait lorsque la chaleur et l'humidité atteignaient leur paroxysme, et donnait à la ville entière des allures de sauna. Entre ces deux facteurs, Gabriel commençait à comprendre ce que ressentait une chemise sur le point d'être repassée. Il tâta avec inquiétude l'argile dans sa poche, avant de se dire qu'elle était déjà si humide qu'un petit peu plus ne lui ferait pas de mal.
Peu à peu, sa satisfaction d'avoir réussi à duper si facilement la vieille folle se dissipa face aux réalités de ce monde. C'était bien beau d'avoir un moulage, mais où allait-il trouver quelqu'un qui pourrait s'en servir pour reproduire le bracelet ? Et surtout, s'il trouvait son quelqu'un, pourquoi ce dernier accepterait-il de rendre ce service à Gabriel ? Les poches de l'écrivain étaient vides. De toute façon, pourquoi avait-il tant envie de ce bracelet ? Était-il en train de penser qu'à sa vue, Walker le taciturne se déciderait enfin à parler ? Ou que Mosley commencerait à douter du bien-fondé du propos des experts ? Un bracelet en forme de serpent bicéphale, appartenant d'après une vieille dame paranoïaque à une aïeule adepte du Vaudou : quelle fantastique preuve matérielle cela faisait, rien de tel pour délier les langues !
Malgré tout, Gabriel continuait de se dire que ce bracelet avait une importance. Ou qu'il en aurait. Il revint à la librairie, se promettant de regarder dans les pages jaunes pour voir s'il ne parviendrait pas à mettre la main sur un bijoutier généreux, désespéré, ou les deux.
Il fit son entrée en sifflant, et trouva Grace en train de discuter avec Bruno, un des voisins. Bruno était fleuriste, propriétaire d'une boutique nommée "La Fleur de Paris", et des milliards d'habitants de la planète, il était l'un de ceux que Gabriel appréciait le moins. Il était gay, c'était une chose qu'il ne cachait pas et qui ne posait d'ailleurs aucun problème à Gabriel ; mais il était aussi un emmerdeur de première classe, ce qu'il ne cachait pas non plus, et c'était une autre chose que Gabriel supportait beaucoup moins. Son passe-temps favori était d'observer la librairie depuis sa fenêtre et de s'y pointer tous les quelques jours pour lâcher ses sempiternels commentaires sur l'absence de clientèle.
– Tiens, le retour du mâle dominant, constata sarcastiquement Bruno.
– Le genre de chose qui n'arrive jamais chez toi ? rétorqua Gabriel sur le même ton en se dirigeant vers la cafetière.
– Bruno allait partir, intervint Grace.
– Bien sûr, ma chérie, ronronna Bruno. Mais avant, il faut qu'on reparle de cette peinture, ajouta-t-il en se tournant vers Gabriel. Un jour, tu seras assez fauché pour me la vendre.
Gabriel but une gorgée de café et regarda les trois serpents dans un crâne. Bruno courait après depuis des années.
– Combien ? demanda-t-il lentement.
– Gabriel ! protesta Grace.
Bruno resta un moment bouche bée, et Gabriel s'amusa de voir l'avidité le disputer à l'avarice sur son visage.
– Quatre-vingts, avança-t-il finalement.
– Cent, contra Gabriel.
– Gabriel ! répéta Grace, complètement incrédule.
– Vendu, répondit Bruno.
Il sortit son porte-feuille et commença à compter ses billets.
Le rouge monta aux joues de Grace alors que Bruno décrochait le tableau et l'emportait en hâte.
– C'était une œuvre de ton père, dit-elle entre ses dents. Qu'est-ce qui t'a pris ?
Au ton de sa voix, Gabriel comprit que si elle l'avait jusque-là cru sans cœur, elle venait seulement de réaliser jusqu'où il était prêt à s'abaisser. Il se sentit un peu blessé par son dédain à présent si clair, mais n'avait pas l'intention de s'excuser ni de s'expliquer.
– Ce n'était qu'un tableau, Grace, dit-il simplement. J'avais besoin de cet argent.
Et maintenant que je le vois vraiment, je n'ai pas vraiment envie de le regarder en permanence.
Elle ne dit rien ; elle se contenta de ramasser une note posée sur son bureau et de la lui donner. C'était la traduction du poème de Heinz Ritter.
Trois dragons rampent dans mon sommeil, pour dévorer mon âme. / Ils se délectent de ma langue enflammée.
Gabriel sentit sa main trembler. Il fourra vite le papier dans la poche de son jean, conscient que Grace l'observait. L'ignorer eût été impossible ; son regard était si ardent qu'il sentait sa peau le brûler. Il laissa tomber les bijoutiers et l'annuaire. Sa priorité devint soudain de sortir, ce qu'il fit sans dire un mot.
* * *
Les cent dollars dans sa poche lui faisaient l'effet d'un lingot d'or : c'était une présence tout aussi inhabituelle, et tout aussi pesante. En circulant, il songea à aller dans un de ses restaurants préférés, qu'il n'avait pas eu les moyens de fréquenter depuis des années. Il rêva de commander une douzaine d'huîtres, suivie d'une belle entrecôte à la sauce au poivre, et son estomac grognait déjà d'approbation.
Bien sûr, il pouvait aussi envisager de se lancer dans la tâche titanesque qu'était l'effacement de toutes ses ardoises. Mais cent dollars ne suffiraient qu'à aiguiser l'appétit de ses créanciers, et ce serait cruel. Et il y avait cette histoire de bracelet. Cent dollars pourraient faire l'affaire.
Mais il ne partait dans la bonne direction pour aucune de ces tâches. A vrai dire, il semblait plutôt être guidé par un pilote automatique. Pour la première fois de sa vie, Gabriel en avait la certitude absolue. Il perdait vraiment la boule.
Willy Walker ne cilla pas lorsque Gabriel lui donna cent dollars et demanda à avoir le masque de crocodile. Il ne se fit pas plus amical pour autant, se contentant d'aller décrocher le masque pour le donner à Gabriel. Celui-ci examina aussitôt son achat.
La tête était soigneusement vidée, tapissée d'un mélange de lin et de papier mâché. De près, Gabriel put voir des ouvertures découpées juste en-dessous des faux yeux de verre.
– On porte toujours ça dans les cérémonies ? demanda-t-il.
Walker croisa les bras.
– Je sais pas de quoi vous parlez, m'sieur. C'est juste un souvenir.
– Ouais, j'avais oublié, soupira Gabriel en calant le monstre sous son bras.
– Votre extra, m'sieur, ajouta Walker en sortant une petite bouteille de sous le comptoir.
"Huile de Dame Chance", disait l'étiquette.
– Merci, répondit Gabriel.
Il n'avait rien à faire de cette mixture, mais refuser une lagniappe était impoli. Il laissa donc la bouteille tomber au fond de sa poche et s'efforça de sourire au propriétaire. Il fut presque rassuré de ne recevoir qu'un regard agacé en retour.
Alors qu'il partait en emportant la tête de crocodile, il pouvait sentir les yeux de Walker le suivre.
Gabriel sangla la tête évidée à son porte-bagages. Il dut l'incliner légèrement pour que le museau du crocodile n'aille pas lui chatouiller le dos en route. Cela lui valut quelques regards intrigués, mais dans le Quartier Français de la Nouvelle-Orléans, les gens avaient forcément vu pire. Le problème était, comment faire passer ça sous les yeux de Grace ?
Le plus gros de la chaleur était passé, et l'après-midi étirait les ombres. Gabriel était fatigué, et n'était pas sûr de savoir vraiment où il allait à présent que l'énergie cinétique qui l'avait porté durant toute la journée s'épuisait. En conduisant, il repensa au bijoutier, et ce faisant, au bracelet. Il fronça les sourcils. Un serpent à deux têtes. Quelque chose n'allait pas là-dedans. Il y avait pensé depuis le moment où il avait vu le bracelet chez Madame Cazaunoux, et cela lui démangeait toujours l'esprit. Pourquoi ? Comment pouvait-il penser cela alors qu'il n'avait jamais vu la chose de sa vie ?
Il comprit soudain et un frisson lui parcourut la colonne vertébrale.
Trois serpents. Voilà le problème. Ils auraient dû être trois.
* * *
Esther Knight n'en crut pas ses yeux lorsqu'elle ouvrit la porte et vit son petit-fils sur le seuil, pour la deuxième fois en presque autant de jours.
– Gabriel ! Mais qu'est-ce qui t'arrive ?
– Salut, Mamie, dit Gabriel en lui faisant la bise et en filant vers les escaliers du grenier. Je vais juste vérifier un truc, d'accord ?
Il était déjà monté avant qu'elle eût pu répondre.
Il se dirigea droit vers la vieille malle et commença à en sortir le contenu. Des vêtements, l'horloge, les piles de lettres. Gabriel examina attentivement les livres, cherchant des notes cachées, regardant le nom de leurs auteurs. Il n'y avait rien d'autre venant de Heinz Ritter, et rien entre les pages.
Un examen tout aussi attentif des côtés de la malle ne donna rien de plus. Désemparé, Gabriel s'assit au milieu des affaires de son grand-père. Le carnet de son père, le tableau, le poème de Heinz Ritter, ses propres cauchemars... Pour la première fois depuis des années, depuis l'époque où il jouait seul au ballon dans le jardin de cette même maison, Gabriel ressentait avec une acuité terrible l'absence de ses ancêtres paternels. Qu'y avait-il chez les Knight ? Quels secrets avaient-ils porté jusqu'à la mort qui les avait fait taire ? Et si ce n'était rien, au moins, il aurait voulu l'entendre de leur bouche ("Oh, ça ? J'ai juste vu ça dans un film, mon petit Gabriel. J'ai jamais rêvé de serpents, moi.")
"Pourquoi tu remues tout ça maintenant ?" Voilà ce que Gabriel s'imaginait qu'ils diraient. "Tu n'as pas d'autres chats à fouetter, mon garçon ?"
Il commença à ranger le contenu de la malle, presque par automatisme. Sa grand-mère l'avait bien élevé ; il ne lui laissait jamais une maison en désordre.
Il était sur le point de ranger aussi l'horloge lorsqu'il marqua une pause et la regarda de nouveau. Son attention était prise par le cadran extérieur... un soleil, une lune un ange, un dragon, une couronne et une faux.
Trois serpents... trois dragons. C'est la même image.
Gabriel regarda encore l'horloge, les sourcils froncés. Sans trop savoir ce qu'il faisait, il tendit la main et toucha le cadran extérieur, appuyant le bout de ses doigts pour le faire tourner dans le sans des aiguilles. La lune remplaça le soleil au-dessus de la petite aiguille arrêtée à midi. Gabriel observa le mécanisme, songeur, puis fit lentement tourner le cadran jusqu'à placer le dragon au sommet. Rien ne se produisit.
A la base de l'horloge se trouvait une clé. Gabriel la fit tourner. Le ressort du mécanisme avait encore l'air de fonctionner. Un cliquètement sourd émana de l'intérieur de l'horloge. Gabriel pianota sur le côté de l'horloge en réfléchissant. Le dragon le regardait de ses yeux de pierres précieuses.
Gabriel posa un doigt hésitant à côté de l'aiguille des minutes. Il commença à la faire tourner également. Celle-ci bougea sans trop de résistance, entraînant la petite aiguille avec elle. Midi... une heure... deux heures.
Lorsque l'horloge atteignit trois heures, il entendit un déclic, et un petit tiroir s'ouvrit à la base de l'horloge.
Gabriel regarda le tiroir, stupéfait. Comment avait-il su ? Le même frisson glacé s'empara de lui. Une partie de lui le savait depuis longtemps. Était-ce la mémoire des ancêtres ? Le spectre de son grand-père ? Ou avait-il simplement eu de la chance ? Prenant son courage à deux mains, il mit la main dans le tiroir, et en sortit deux objets ; une lettre et une photographie.
La photo était jaunie par le temps. Elle représentait deux jeunes hommes et un homme plus âgé. Les trois souriaient devant un grand et vieux château entouré de montagnes enneigées. Gabriel reconnut l'un des deux jeunes gens ; c'était son grand-père. Il ne savait pas qui étaient les deux autres, mais il trouvait que l'autre jeune homme lui ressemblait un peu. Il n'y avait rien d'écrit au dos.
Il se tourna vers la lettre. Elle était écrite en allemand, et était adressée à Heinz Ritter, poste restante à la Nouvelle-Orléans.
Les mains de Gabriel tremblaient. Il ferma les yeux. Papy était Heinz Ritter.
Bien sûr. Harrison Knight n'était pas un nom typiquement allemand, après tout. Et sa grand-mère disait qu'elle avait épousé un poète. Il n'a pas choisi ce poème à cause des trois dragons. Il l'a écrit.
Gabriel étudia la lettre, mais ne put en tirer grand-chose. Un mot étrange, Schattenjäger, revenait à plusieurs reprises, et la lettre semblait avoir été écrite avec émotion – l'écriture était irrégulière, avec beaucoup de mots soulignés. Elle était signée "Karl Ritter". Sans doute le père de Heinz, le vieil homme de la photo. Et l'autre homme...
Tu sais qui c'est. Le type qui embête Gracie. C'est lui, Wolfgang Ritter.
Oui. Naturellement.
Esther Knight reposa son tricot et se leva en voyant Gabriel redescendre.
– Tu as l'air tout pâle, mon chéri. Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta-t-elle.
Elle vint vers Gabriel et posa une petite main sèche sur son front.
– Bonté divine ! Tu es brûlant !
Gabriel sourit faiblement et écarta sa main.
– Je suis juste un peu fatigué, Mamie.
– Alors assieds-toi, je vais te faire une citronnade.
Gabriel secoua la tête.
– C'est gentil, mais je suis vraiment occupé aujourd'hui.
Le visage de sa grand-mère se fit sceptique.
– Maintenant, je sais que tu couves quelque chose ! La seule fois où je t'ai vu occupé, c'est quand tu remplissais tes couches.
Gabriel sourit malgré lui.
– Je voulais te demander... Est-ce que Papy a parlé, parfois, de sa famille en Allemagne ?
– Gabriel, qu'est-ce qui t'arrive ?
– Rien, c'est juste... Je repensais à ce qu'il y a au grenier.
Elle l'observa attentivement, et parut accepter son excuse.
– J'aurais aimé que tu puisses le connaître, mon chéri. C'était un homme exceptionnel.
– Je ne t'ai jamais entendue parler de la famille de Papy, insista Gabriel. Il devait bien en avoir, pourtant, non ?
– C'est aussi ce que j'ai dit à Harrison, dit-elle avec un sourire triste. Surtout que ma famille n'était pas d'accord, tu sais.
Une ombre passa sur son visage. Malgré tous les deuils qu'il portait, Gabriel n'arrivait toujours pas à imaginer ce qu'elle avait pu ressentir, elle qui avait tourné le dos à sa grande famille pour se retrouver à même pas quarante ans seule et avec un fils à charge.
– Harrison était inflexible, soupira-t-elle. Il avait une raison d'avoir abandonné cette vie. Il ne voulait pas en parler.
– Mais pourquoi ?
– J'aimerais le savoir... Nous étions proches, mais il ne m'a jamais laissée m'approcher de cette part de lui. C'était un homme triste, il avait le sommeil troublé, mais il ne voulait pas admettre qu'il avait des problèmes. Tout ce qu'il m'a dit... c'est que sa famille était maudite. Il disait que rien de bon ne leur arriverait jamais. Il était déterminé à repartir de zéro, libéré de son passé. Pour lui, et pour Philip. Et pour toi, conclut-elle en baissant les yeux.
Ah oui ? Eh bien devine quoi, Papy. Ça n'a pas marché.
– Hmm. Est-ce qu'il t'a parlé d'un frère ? demanda Gabriel.
– Il n'a jamais rien dit d'autre sur sa famille. Je suis désolée.
– C'est rien, j'étais juste curieux. Allez, faut que j'y aille, ajouta-t-il en l'embrassant sur la joue.
Elle l'accompagna jusqu'à la porte et le regarda enfourcher sa moto et partir, les yeux emplis de crainte.
Épargnez-le, Seigneur, je vous en supplie. Au moins lui, pria-t-elle.
Et c'était vraiment tout ce qu'elle pouvait faire.
* * *
Sans trop savoir pourquoi, Gabriel se retrouva à circuler dans les alentours de la demeure des Gedde. Il avait passé le trajet à penser à son grand-père et à ce que Wolfgang Ritter pouvait avoir à lui dire, et lorsqu'il se remit à faire attention à son environnement, il était devant le grand manoir.
Soit son pilote automatique fonctionnait aux hormones – ce dont il se doutait déjà –, soit il avait une raison d'être là. Peu importe. Il avait besoin d'être ramené à la réalité. Il avait besoin d'être réconforté. Et même si elle ne tolérait pas sa présence, il voulait tout cela de Malia Gedde. En fait, la voir était devenue la toute première de ses priorités.
Naturellement, la porte lui fut ouverte par Robert, toujours aussi barbu, toujours aussi mal embouché.
– Je veux voir Malia, s'il vous plaît, dit fermement Gabriel.
Robert considéra avec mépris l'audace de Gabriel. Il croisa les bras.
– Mademoiselle Gedde n'est pas ici.
– Écoutez, allez lui demander si elle veut me voir. Vous entendez ? Allez lui demander.
– Auriez-vous des problèmes d'audition, inspecteur ? Elle n'est pas ici.
Gabriel réalisait que Robert était sérieux.
– Où est-elle, alors ? demanda-t-il.
Le visage de Robert s'assombrit. Il n'avait plus du tout l'air amusé.
– Elle est partie visiter la tombe de sa mère, dit-il en articulant bien chaque mot. Est-ce ce que vous vouliez entendre ? Laissez-la tranquille, M. Knight.
Il referma la porte au nez de Gabriel.
L'écrivain tourna les talons sans une arrière-pensée et alla jusqu'à sa moto. Il ne trouva pas étrange qu'il sût exactement où aller, et ne se sentit même pas satisfait que le grand escogriffe eut craché le morceau. Eût-il réfléchi, il se serait souvenu d'avoir vu un éclair de panique traverser les yeux de Robert au moment où il avait prononcé cette phrase, comme si elle lui avait échappé sans qu'il sache pourquoi.
Mais Gabriel était soudain lancé comme une flèche vers sa cible. Il ne pensait qu'à sa destination, le premier cimetière de St-Louis.
Au premier abord, le caveau des Gedde semblait désert. Mais sous les portes de marbre massif de la crypte, Gabriel pouvait voir une faible lumière, discrète même dans l'ombre projetée par le soleil de la fin d'après-midi. Il s'assit contre un tombeau tout proche et attendit.
Il ne resta pas longtemps à ce poste. Une dizaine de minutes plus tard, il entendit un faible déclic, et vit les portes de marbre se séparer doucement. Malia Gedde émergea. Elle était vêtue de noir, et semblait avoir pleuré.
Prenant son courage à deux mains, Gabriel se posta devant elle.
– Malia... dit-il, sur un ton suppliant qui n'était pas volontaire.
Pendant un moment, tandis qu'elle le considérait avec étonnement, il se demanda si elle n'allait pas se jeter dans ses bras, comme si elle aussi avait besoin de réconfort. Mais ce moment s'écoula et Malia n'avait pas besoin de son réconfort. Elle commença à s'éloigner d'un pas vif sans dire un mot.
– Attendez, Malia ! l'appela Gabriel en partant à sa suite.
Face à son absence manifeste de réaction, il sentit l'humiliation et la frustration monter. En deux pas rapides, il était parvenu à son niveau et lui prenait le bras.
– S'il vous plaît, dit-il, la gorge nouée. Ne m'ignorez pas.
Elle se tourna enfin vers lui. Ce n'était plus la femme d'affaires froide et assurée. Le deuil faisait luire ses prunelles noires et lui donnait un air vulnérable par lequel Gabriel se sentait profondément attiré. Il voulait la protéger, réalisa-t-il soudain, et il était complètement sous le choc. Cette émotion ne lui allait vraiment pas du tout.
– Qu'y a-t-il ? exhala-t-elle, comme si ce n'était qu'un ennui de plus dans une journée pavée d'embûches.
– Ne dites pas ça, rétorqua Gabriel avec colère. Ne le rabaissez pas comme ça. Vous savez ce que c'est.
Elle ne dit rien, mais elle l'avait entendu. Elle parut s'apaiser, et la ligne tendue de ses lèvres s'adoucit. Elle semblait attendre qu'il continue.
Il regarda autour de lui, cherchant ses mots.
– Je sais juste que... je dois vous voir. Je n'arrête pas de penser à vous. C'est comme... comme une carie qu'on n'arrête pas de toucher.
– Charmante image, commenta Malia en haussant un sourcil.
– Oui, bon, d'accord, je suis un mauvais écrivain. Et je suis complètement sérieux. Il y a quelque chose de... magnétique, entre nous, quelque chose de presque tangible. Si vous me dites que vous ne ressentez pas ça, alors je saurai que je perds complètement la boule.
Elle dégagea doucement son bras de la prise de Gabriel. Son visage se détendit encore davantage.
– Vous ne perdez pas la boule, soupira-t-elle. Il y a une attraction entre nous. Normalement, ce ne serait qu'une étape d'un rituel amoureux, et j'applaudirais vos efforts. Mais il faut que vous compreniez, je ne suis tout simplement pas en mesure de jouer à ce jeu maintenant.
– Ce n'est pas un jeu, contra Gabriel, blessé. Et ce n'est même pas une danse, croyez-moi. J'ai dansé plein de fois dans ma vie, ça n'a rien à voir.
Malia ferma un instant les yeux, comme rattrapée par la fatigue.
– Je n'essaye pas d'être méprisante. Je parle juste de l'instinct naturel des humains...
Elle lui sourit. C'était la première fois qu'il voyait cela, un sourire pour lui et lui seul. Quelque chose se serra encore davantage dans sa poitrine. Si seulement il pouvait lui ôter ces ombres tragiques.
– Alors pourquoi y résister ? demanda-t-il.
Le sourire retomba.
– Parce que je ne suis pas libre de m'y adonner. Ma mère étant décédée, je dois prendre sa place en tant que chef de la famille. Beaucoup de gens comptent sur moi.
– Et après ? Si vous êtes la patronne, pourquoi ne pas prendre un peu de temps pour vous ? Rien qu'un après-midi. Vous pourriez venir voir ma boutique. La Librairie St-Georges, dans le Quartier Français. On pourrait se promener un peu dans le coin, je ne sais pas...
Elle semblait au moins tentée.
– J'aimerais bien, mais... ce n'est pas si simple. Même si je pouvais me libérer pour un après-midi, pourquoi m'engagerais-je dans une relation que je n'aurai ni le temps ni la liberté de poursuivre ? Une position comme la mienne implique des responsabilités, vous savez. Parfois, ce que l'on désire pour soi-même n'a aucune importance.
Son sourire triste revint. Elle commença à reculer. Gabriel voulait dire quelque chose, n'importe quoi pour la faire rester, mais il ne pouvait pas comprendre sa situation, lui qui n'avait jamais été responsable de quoi que ce soit.
Tout ce qu'il voyait, c'était qu'elle était malheureuse, et cela ne devait pas, ne pouvait pas être juste.
– Tout le monde a droit à quelque chose pour soi, plaida-t-il doucement.
Elle détourna le regard, mais ne s'arrêta pas.
– Au revoir, dit-elle, en tournant les talons et en disparaissant dans le dédale des tombes.
* * *
L'amour était une blessure. Gabriel se sentait à présent comme la huitième victime des Meurtres Vaudous – avec un trou béant là où il y avait eu un cœur. Il ne lui restait plus qu'à se répéter qu'il l'avait bien cherché, qu'il n'avait que ce qu'il méritait pour s'être permis d'avoir des sentiments pour quelqu'un d'autre. Maudites hormones ! C'était précisément pour cela qu'il ne s'autorisait jamais à se soucier de quoi que ce soit. Il n'arrivait toujours pas à comprendre pourquoi il s'était laissé entraîner cette fois. Mais quelle que soit la raison de cette folie temporaire, il était temps d'y mettre un coup d'arrêt.
Gabriel alla à la Napoleon House, un bar prisé des artistes du Quartier Français. Quand il voulait se saouler, il le faisait là-bas. Les murs étaient d'un gris sombre et rassurant, et de la musique classique couvrait le bruissement des conversations. Pas de néons, pas de boule disco, rien qu'un bon vieux pub à l'ancienne. En plus, c'était l'un des rares endroits où l'on faisait encore crédit à Gabriel.
Il commanda une bière. Il songea à la faire suivre d'un whisky, mais son estomac était trop vide pour pouvoir supporter cette torture. Stonewall, le barman, essaya d'engager la conversation avec lui, puisqu'il le connaissait comme à peu près tous les buveurs du Quartier, mais Gabriel refusa poliment cette tentative de contact humain et emporta sa chope jusqu'à une table isolée.
Il rumina pendant encore une demi-heure et une bière et demie. Petit à petit, son cerveau commença à s'ouvrir aux stimuli du monde extérieur – la musique apaisante, les rires des clients. Gabriel se détendait déjà.
Sam et Marcus jouaient aux échecs à quelques tables de lui. Ils faisaient partie des meubles de l'endroit, aussi inamovibles que le buste de Napoléon qui trônait derrière le comptoir, et leurs échanges verbaux étaient tout aussi prévisibles.
– Allez, bouge, tu veux ? T'es plus lent qu'une limace enceinte, grommelait Marcus, le plus désagréable des deux.
– J'ai droit de réfléchir, non ? rétorqua Sam en regardant le plateau, visiblement désemparé.
– Réfléchir ? Depuis l'temps que tu réfléchis, tu devrais avoir trouvé une solution à tous les problèmes du monde !
Gabriel sourit malgré lui. Pauvre Sam. Aussi loin qu'il se souvienne, Marcus et lui avaient toujours joué aux échecs dans ce bar. Et pour ce que Gabriel en savait, Sam n'avait jamais gagné une seule fois. C'était devenu une sorte de mythe au fil des ans.
"Quand est-ce que tu auras cette augmentation, Joe ?" "Oh, quand Sam aura battu Marcus."
Étrangement, la vue de ces sempiternels rivaux le calma, et le fit même sourire de plus belle. Il tira sa chaise jusque dans les parages de leur table et s'assit, appuyé contre le dossier de la chaise, sa bière en main. Une position éminemment virile qui le faisait déjà aller mieux. Au fond, qui avait besoin de femmes ?
– Content ? Maintenant, t'as un public. Quelqu'un qui va te regarder mordre la poussière, minable, attaqua Marcus.
– Salut, Gabriel, soupira Sam. Fais pas attention à M. Grande Gueule, il fait son salaud.
– Et toi, tu fais ton perdant, rappela Marcus.
Sam poussa un nouveau soupir et déplaça un pion, avant de détourner les yeux du plateau. Le massacre final approchait et il avait déjà quitté le jeu.
– Comment vont les affaires ? demanda-t-il à Gabriel.
– Bien. Et toi, ça va ?
– Ouais, ouais. Eddie fait du bon boulot. Il marche sur les traces de son père.
Gabriel hocha la tête et but une gorgée de bière.
Et soudain, un flash. Sam était lui aussi un commerçant du Quartier Français. Depuis qu'il était à la retraite, son fils avait repris le business, mais... c'était une joaillerie, non ? Bien sûr. Une charmante petite joaillerie sur la rue de Chartres. Gabriel n'y avait pas pensé immédiatement, n'étant pas vraiment du genre à aller lécher ces vitrines-là.
Il attendit que Sam eut joué un nouveau coup pour sortir le moulage de sa poche.
– Dis-moi, qu'est-ce que tu penses de ça ? demanda-t-il en le tendant à Sam.
– Quoi ? Tu l'as fait toi-même ? demanda le joueur d'échecs, visiblement peu impressionné et encore moins intéressé.
– Oui, à partir d'un bracelet en forme de serpent. Tu crois qu'on pourrait en faire une réplique à partir de ça ?
Sam remonta ses lunettes, essayant d'avoir un bon aperçu du moulage sans trop l'ouvrir.
– Peut-être. Possible, conclut-il, en rendant l'ouvrage à Gabriel.
– Échec et mat ! jubila Marcus en renversant le roi de Sam.
– Et merde, dit mollement Sam, dont le regard était à présent revenu sur le plateau.
– Pause, prévint Marcus. Prépare-toi pour une autre partie, hein, minable ?
Il s'éloigna en ricanant, tandis que Sam réarrangeait les pièces.
– Pourquoi est-ce que tu t'obstines encore ? l'interrogea Gabriel.
Sam haussa les épaules.
– Je me le suis dit il y a dix ans, un jour, je battrai ce salaud, et j'ai la tête dure. Mon père disait, une promesse qu'on se fait à soi-même, c'est la plus importante, ajouta-t-il en regardant Gabriel.
– Mouais. Et tu n'en as pas marre de perdre ?
Sam leva l'index.
– Bien sûr, mais vois-tu, Marcus peut me battre un million de fois, tout ce que j'ai à faire, c'est gagner une seule fois. Une seule partie. Et ce jour-là, je sortirai de ce bar pour de bon, je ne reverrai plus sa face de rat, et je serai un gagnant. Je l'aurai battu, tu vois ? C'est pas une bataille, c'est toute la guerre que je gagnerai.
Gabriel sourit, en espérant qu'il serait là pour voir la chose. S'il arrivait, ce jour serait à marquer d'une piere blanche.
– Un jour, poursuivit Sam en alignant les pièces noires de Marcus, la chance sera avec moi. Ouais, même un singe aurait de la chance après dix ans.
Gabriel aurait juré sentir quelque chose remuer dans sa poche. Il se redressa, surpris, et y plongea la main. Ses doigts se posèrent sur une petite bouteille. L'Huile de Dame Chance. Bon sang, à ce stade, ce n'était plus de l'inconscient, c'était la Quatrième Dimension. Ou peut-être tout cela n'était-il qu'une longue extension de son rêve.
– Hé, Sam, essaye ça, dit Gabriel d'une voix monotone, se sentant comme une maudite marionnette.
D'accord, je vais le lire, votre script.
Sam prit la bouteille et l'examina.
– Huile de Dame Chance, lut-il. Hé, c'est un de ces machins vaudous ?
– Voyons, c'est juste un souvenir, répondit Gabriel en souriant.
Sam paraissait sceptique.
– Je t'ai raconté ? Quand j'étais jeune, j'étais raide dingue d'une fille, je serais allé jusqu'au bout du monde pour elle. Et elle, elle ne voulait même pas me regarder. Elle me prenait pour un perdant, comme Marcus. Puis à force de tondre des pelouses, j'ai eu assez d'argent pour aller voir une vieille sorcière au coin de la rue. Elle m'a donné un petit sac, et m'a dit d'aller l'enterrer devant chez cette fille.
– Et tu l'as fait ?
– Yup.
– Qu'est-ce qui s'est passé ?
Sam secoua la tête.
– Je l'ai épousée. Moralité, faut pas plaisanter avec ces trucs-là, dit-il en rendant la bouteille à Gabriel.
– Même pas pour battre Marcus ? Même pas pour sortir de là, aujourd'hui, comme un gagnant ?
Sam le regarda, puis regarda autour de lui. Le bar se remplissait, à l'approche du soir. Il regarda ensuite le plateau. Gabriel pouvait voir les rouages de la tentation faire leur effet.
– Donne-moi ça, dit-il finalement.
Il prit la bouteille et alla au comptoir. Gabriel le vit commander un Bloody Mary, dans lequel il versa le contenu de la bouteille avant de tout boire d'un coup.
Dix minutes après le début de la partie suivante, Marcus cessa son déluge de provocations.
Encore dix minutes plus tard, les gens commencèrent à se rassembler autour des joueurs d'échecs. C'était la happy hour, et le bar était bondé, mais on aurait entendu une mouche voler.
Quant à Sam, il était à sa place avec dans les yeux un mélange de joie et de peur, comme s'il savait très bien ce qui se passait et en était terrifié. Mais il ne flancha pas. Il étudia le plateau, il réfléchit, et il jouait à présent avec une assurance et une confiance que personne ne lui connaissait.
Quant à Marcus, il pâlissait de plus en plus, et se faisait de plus en plus petit sur sa chaise, comme une araignée qui se recroquevillait petit à petit après avoir été écrasée à coups de journal.
Lorsque Sam prit une grande inspiration et dit enfin "Échec et mat", son public explosa en applaudissements et en félicitations. Gabriel entendit beaucoup parler de paris et vit autant de billets changer de mains. S'il avait su, il aurait pu gagner gros ce soir-là.
Marcus se leva, les yeux rivés sur Sam, les poings fermés et le visage tendu et empourpré. Sans un mot, il tourna les talons et quitta le bar, sans doute pour de bon.
Sam le regarda partir, et fut vite ramené à la foule par des tapes amicales dans le dos et des exclamations joyeuses. Sam répondit à tout le monde, serra des mains, et avait l'air d'un type gorgé de Prozac.
– Je savais que tu y arriverais, Sammy.
– Tu l'as eu, ça y est !
– Mais dis donc, qu'est-ce que tu nous cachais pendant tout ce temps, Sam ?
Gabriel attendit que la foule se disperse et que Sam revienne à sa chaise, toujours un peu secoué.
– Merci, Gabriel, dit-il simplement, d'un ton qui apparut plus fataliste que content. Je crois... qu'il me faut encore à boire, ajouta-t-il en levant une main tremblante pour appeler une serveuse.
– Ouais, acquiesça Gabriel en avalant sa salive.
Merde, il venait d'aider Sam à gagner, et il était là en train de culpabiliser !
– Je te dois une fière chandelle, dit doucement le vainqueur du jour.
Gabriel se sentit encore plus coupable.
– Non, c'était rien, articula-t-il.
– Tu veux que je m'occupe de ton moulage ? proposa Sam alors que la serveuse lui apportait dix verres sur un plateau, disposés comme des quilles de bowling, cadeaux de ses admirateurs.
Sam hocha la tête d'un air absent et en prit un. Il semblait déterminé à tout boire.
Gabriel ressortit le moulage.
– Ce, heu... ce serait génial, bredouilla-t-il.
Sam prit l'argile avec un demi-sourire.
– Je l'aurai demain. Qu'est-ce qu'il te faut, de l'or ?
– Ah non ! De l'argent, je crois. Enfin, je veux dire, un truc qui ressemble à de l'argent, ce serait parfait.
Sam hocha la tête.
– Va pour l'argent, dit-il en posant le moulage à côté de ses verres.
Gabriel se leva maladroitement.
– Eh bien... félicitations, articula-t-il, sans arriver à comprendre pourquoi il se sentait si mal.
Nouveau hochement de tête.
– Tu as gagné, Sam, insista-t-il, sentant monter la pitié et la colère. Toi et personne d'autre. Ce truc, là, dans la bouteille ? C'était juste de l'eau. Je me disais... que ça te donnerait confiance.
Sam le regarda avec scepticisme. Pendant un moment, il parut presque y croire.
– Bien sûr. C'était moi, dit-il sans en paraître le moins du monde convaincu.
En sortant du bar, Gabriel vit Sam assailli de nouveau par les autres clients. Tout ira bien pour lui, se dit Gabriel. Il est juste sous le choc, depuis le temps que ça dure. Il regarda Sam hocher encore et toujours la tête tandis qu'un grand costaud nommé Frank lui serrait vigoureusement la main.
Bien sûr. Sam irait bien.
* * *
En revenant à la librairie, Gabriel ne demandait rien d'autre que de se coucher. A sa grande surprise, Grace était toujours là, alors qu'elle aurait dû fermer la boutique et partir depuis des heures.
– Qu'est-ce que tu fiches ici ? demanda-t-il d'emblée..
Elle referma le livre qu'elle lisait et bâilla.
– J'étais plongée dans une lecture, dit-elle.
Mais si Gabriel était un mauvais écrivain, Grace était encore pire comme menteuse.
– Eh bien rentre, maintenant, grommela-t-il. Tu sais bien que je ne peux pas te payer les heures sup'.
– Ça fait déjà un mois que tu ne me payes presque rien, rétorqua-t-elle en faisant la grimace. ... Du nouveau sur l'affaire ? demanda-t-elle après un moment de silence, d'un ton faussement désintéressé.
C'était donc pour cela qu'elle était restée...
– On peut en parler demain ? soupira Gabriel.
Sa grimace se fit déçue, et Gabriel se sentit aussitôt coupable. Cela commençait à devenir une habitude !
– Je me suis dit que tu pouvais avoir besoin de quelque chose, rétorqua-t-elle.
Il fallait trouver quelque chose, et Gabriel y parvint. Il prit la copie du vévé.
– Bien vu. J'ai besoin que tu fasses des recherches sur ça, que tu voies si tu trouves quelque chose de semblable.
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
– C'est lié aux meurtres. Et ne montre ça à personne, bien sûr.
– Ouais, bien sûr. Je ne dirais rien aux mafieux qui te surveillent.
Le sarcasme blasé était gâché par le drôle de petit sourire curieux qui étirait ses lèvres. Elle avait quelque chose d'intéressant à faire, et en était contente.
– Okay, mais je veux un rapport complet demain, prévint-elle en se levant. Oh, et j'ai pris des trucs à emporter ce midi. Je me suis dit que tu apprécierais d'avoir les restes, je les ai mis dans ton frigo.
– Merci, grommela Gabriel, emporté par son estomac.
Grace sortit ; il éteignit les lumières et revint dans son studio. Il trouva dans son frigo trois barquettes de plats chinois – du poulet, des crevettes et du riz –, toutes intactes.
Gabriel resta face à son frigo ouvert, essayant de comprendre. La dernière fois qu'il l'avait vue, elle lui en voulait d'avoir vendu le tableau de son père. A présent, non seulement elle restait sur place pour attendre son retour, elle ne nourrissait en plus à ses frais.
Les femmes. La plus grande énigme de la nature.
Sur le seuil de la librairie, Grace s'arrêta un moment pour regarder la lune. Elle était en train de se lever, presque pleine et lumineuse. La chaleur accumulée durant la journée l'entourait d'une sorte de halo.
Elle était sur le point de fermer la porte lorsqu'une voix l'interrompit.
– Excusez-moi, j'allais entrer.
Grace se retourna, faisant face à de grands yeux bruns sertis dans un visage sombre.
– Je suis désolée, la librairie est fermée, réussit-elle à répondre.
– Je ne suis pas une cliente. Je viens voir Gabriel, dit la femme avec un sourire amusé.
– Bien, quand je le reverrai demain, je lui dirai que vous êtes passée.
Elle croisa les bras et se tint entre l'autre femme et la porte.
– Est-ce que Gabriel est là ? demanda fermement la femme.
– Il n'est jamais là, répondit Grace d'une voix acerbe. Mais quand je le verrai, je lui dirai qu'une de ses amies est passée. Vous vous appelez... ?
La porte s'ouvrit dans le dos tendu de Grace. Gabriel en émergea et passa son bras devant elle, prenant la main de Malia.
– Bonne nuit, Gracie, dit-il d'un ton qui n'admettait pas de réponse.
Il entraîna Malia à l'intérieur et ferma la porte derrière eux. Grace entendit le verrou tourner.
* * *
A l'intérieur, la lueur des lampadaires illuminait mollement les angles des étagères, la longue table couverte de livres, et juste devant la porte, les silhouettes d'un homme et d'une femme immobiles comme des statues.
Gabriel commença à chercher l'interrupteur.
– Non, dit Malia en posant doucement la main sur son bras.
Il arrêta docilement son geste. Son bras lui paraissait aussi pesant que le reste de son corps. Quelque chose de tangible flottait dans la pièce, quelque chose de lourd et électrique. Sa tête, en revanche, lui semblait toute légère, et son environnement était presque irréel, comme si l'air était chargé de vapeurs d'opium et il y succombait. Ils restèrent face à face, se regardant dans les yeux sans rien oser dire, et ce toucher figuratif semblait à cet instant le plus intense des contacts.
D'âme à âme.
– Je ne pensais pas que tu viendrais, articula Gabriel.
– Je n'ai pas eu le choix, soupira Malia.
Elle l'enlaça, l'entraîna dans un immense puits noir.