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L'Escorte
Gabriel regarda derrière lui pour voir si la diligence le suivait toujours dans la sinueuse route forestière. Le voyage avait été long et les dernières lieues étaient les plus pénibles. L'Anglais avait demandé au cocher de le conduire de Brême à Altstadt, près de la frontière polonaise. Celui-ci n'était guère enthousiasmé, mais les offres de plus en plus généreuses – et de plus en plus désespérées – de l'étranger avaient fini par le faire céder. Gabriel, quant à lui, escortait les diligences, les aidant à repérer les chemins et à suivre une allure constante. Comme le cocher, il avait hésité avant d'accepter de s'engager dans un tel voyage ; dans son cas, cependant, ce n'était pas l'argent qui l'avait finalement décidé, mais la destination de l'Anglais. De toutes les villes de Prusse, il avait choisi celle où Gabriel était né.
– C'est droit devant, cria-t-il en se tournant vers la diligence.
– Vous voyez, l'Anglais, je vous avais dit qu'on arriverait avant la nuit, ricana le cocher.
Gabriel leva les yeux vers le ciel obscur. La nuit était sur le point de tomber ; bientôt, les lueurs rosées à l'horizon s'éteindraient aussi. Il laissa la diligence le dépasser et la suivit jusque dans le village.
Jacob n'était pas encore un homme, mais il travaillait déjà dans les écuries de Der Mühle, l'unique auberge d'Altstadt. La ville n'était jamais très active, pas même durant les jours de marché, et Jacob passait le plus clair de son temps à s'ennuyer. Les étables n'ayant pas besoin de lui, il alla jusqu'au puits percé au centre de la place du village. Un chat noir était assis sur la pierre crue, penché sur l'ouverture.
– Alors, Tinker, tu as trouvé des souris à te mettre sous la dent ?
Ignorant superbement la présence de Jacob, le chat resta penché sur le puits. Le jeune garçon soupira et caressa le poil noir et lisse de l'animal. Il entendit soudain le fracas caractéristique d'une diligence en approche et tendit l'oreille.
– Quelqu'un vient ! lança-t-il en revenant vers l'auberge.
La diligence s'arrêta à grand bruit devant l'auberge. Le cocher descendit de son siège, étira son corps endolori par les heures de course, et ouvrit la porte de la voiture.
– Monsieur l'Anglais, annonça-t-il, nous sommes arrivés.
Un homme émacié et fatigué sortit. Il marmonna quelque chose et désigna les bagages sanglés sur le toit du véhicule.
– Laissez-moi faire, grommela le cocher en allant descendre les malles.
De son côté, Jacob détela les chevaux. Il remarqua que l'escorte qui suivait la diligence s'était arrêté pour tirer de l'eau du puits. Délaissant les chevaux, Jacob alla voir le cavalier solitaire.
– Gabriel, c'est vraiment toi ?
– Hé ! Content de te revoir, Jacob.
– Je commençais à penser que tu ne reviendrais jamais. Ça fait déjà plus d'un an.
L'aubergiste sortit saluer l'Anglais et s'assurer que tout était en ordre. Sentant le regard de son maître, Jacob se dépêcha de mener les chevaux à l'écurie.
– Entrez, je vais vous servir à manger et à boire, dit l'aubergiste à l'Anglais. Toi aussi, Gabriel, viens.
La lumière du jour avait disparu et Jacob avait enfin fini. Épuisé, il s'assit au sol devant l'entrée de l'auberge. La journée avait été bonne et le lendemain serait encore meilleur. Les cochers, les escortes, et bien sûr les voyageurs, avaient toujours d'excellentes histoires à raconter. Lorsqu'ils seraient reposés, il irait les écouter.
Tinker, le chat noir, passa devant lui.
– Hé, Tinker, viens ici. Allez, Tinker !
Le chat leva brièvement les yeux vers Jacob et continua à avancer à son petit pas vers l'église.
– Décidément, tu n'es pas drôle, soupira Jacob.
Gabriel sortit de l'auberge et vint s'asseoir à côté de lui.
– Tu n'es pas couché, toi ? demanda-t-il en souriant.
– Ça prend du temps, de s'occuper des chevaux, rétorqua Jacob.
– Tiens, dit Gabriel en lui tendant une pomme.
– Merci. Tu sais, on n'en a pas comme ça par ici. Celles qu'on a, elles sont toutes dures et toutes aigres.
– Alors tu devrais planter les graines après, suggéra Gabriel.
Jacob regarda un moment le fruit, et l'empocha avec un sourire.
– J'y penserai.
Il se leva, s'épousseta, et pour tromper l'ennui, prit un caillou et essaya de le lancer dans le puits. Gabriel rit et fouilla sa poche à la recherche de sa montre à gousset. L'Anglais la lui avait donnée après avoir conclu qu'elle était cassée. Même s'il ne savait pas quand et avec quel argent, Gabriel avait envie de la faire réparer. C'était une belle montre, même s'il n'arrivait pas à comprendre pourquoi le nom de "Herbert" était gravé à l'intérieur. Il était à peu près certain que l'Anglais avait dit s'appeler Daniel.
Un hurlement terrifiant qui se transforma en sifflements violents leur fit dresser les cheveux sur la nuque.
– Tinker ? appela Jacob en partant vers l'église.
– Ah, maudits chats, soupira Gabriel en s'essuyant le front d'un revers de manche.
Il remit la montre dans sa poche et se leva. Il entendit Jacob crier :
– Hé ! Toi, là, qu'est-ce que tu fais ?
Gabriel se rapprocha, et vit une silhouette sombre fourrer le chat noir dans un grand sac de jute.
– Lâche-le ! hurla-t-il.
De sa main libre, l'inconnu frappa Jacob, et le jeune garçon tomba à terre. Gabriel courut pour aller le relever. Du sang lui coulait du nez et il semblait avoir perdu connaissance. L'inconnu ferma le sac pour empêcher Tinker de s'en échapper. Il était vêtu d'une longue cape et laissait dans son sillage une odeur de girofle et de sauge. Gabriel le fixait, médusé. Cette silhouette avait quelque chose d'irréel.
– Qu'est-ce que... murmura-t-il.
La créature se redressa et étira ses membres. Son visage était toujours caché par son capuchon, mais Gabriel put voir ses mains dans la lueur de la lune. Elles semblaient tordues et déformées, comme si les os avaient grandi au-delà de ce que la nature aurait voulu. Avec un cri perçant, la chose s'enfuit. Tiré de sa transe, Gabriel prit Jacob par le bras et le traîna à moitié jusque dans les écuries. Il l'allongea dans la paille, alla chercher dans la diligence un fusil que le cocher gardait pour les cas d'urgence, et revint sur la place. La créature devait déjà être loin, mais Gabriel était prêt à la poursuivre. Il ne pouvait pas la laisser partir, elle lui rappelait par trop celle que son père avait pourchassée.
Gabriel revint sur le parvis de l'église, où il avait fait face à la chose. Elle avait laissé une piste odorante qu'il essaya de suivre. Les hurlements du chat l'aidèrent à mieux se repérer. Il dépassa l'église, puis les dernières maisons, et revit la créature dans le pré qui séparait Altstadt de la forêt, avançant lentement sur le sol inégal.
Gabriel savait ce qu'il devait faire. Tuer cette chose avant qu'elle ne disparaisse dans la forêt. Il épaula le fusil, visa et tira. Il n'avait pas vraiment d'expérience avec les armes à feu, et avait oublié de prendre en compte le recul de l'arme ; loin d'aller toucher la créature, la balle partit se loger dans l'écorce d'un pin.
Herr Zell, le tonnelier, fut réveillé par une détonation non loin de chez lui. Il prit une lanterne et sortit. Un homme était dans le pré, un fusil entre les mains.
– Qu'est-ce qui se passe ici ?
Gabriel se retourna pour faire face au villageois inquiet. Que pouvait-il lui dire, qu'un monstre de son passé s'était dévoilé ?
– C'est cette chose, hein ? demanda Zell.
Gabriel poussa un soupir soulagé et se retourna vers la forêt.
– Il ne vient que la nuit. C'est une de ces âmes en peine, continua Zell. Ils prennent les animaux. Ils les collectent.
– Je l'ai déjà vu. Il y a très longtemps, quand j'étais gamin, dit Gabriel. Il y en a vraiment plusieurs ?
Zell parut y réfléchir.
– Qui sait ? dit-il finalement. Peut-être qu'il n'y a que celui-là.
Gabriel leva les yeux au ciel illuminé par la lune, avant de regarder de nouveau vers la forêt.
– Je crois que j'aurais besoin de votre lanterne.
Gabriel courait dans la forêt. Il regrettait déjà sa décision. Il marchait sur les traces de son père, il le savait bien. C'était lui qui lui avait donné la lanterne cette nuit-là et qui l'avait vu s'enfoncer dans les ténèbres – et ne jamais revenir.
Gabriel traversa un petit ruisseau au fond d'un ravin, escalada les pentes rocheuses et s'enfonça encore plus dans la forêt. Il vit soudain la chose, avec son sac de jute qui se balançait à chacun de ses pas. Elle se dirigeait vers une ouverture – l'entrée d'une grotte. Gabriel s'autorisa un sourire triomphant. Avec plus d'assurance, il épaula le fusil et visa.
Le coup de feu résonna dans la forêt endormie. De douleur, la chose se plia en deux et lâcha son sac. Tinker en sortit et grimpa dans un arbre voisin pour s'y mettre en sécurité. Gabriel se tenait à bonne distance, attendant de voir la chose s'effondrer. En vain. La créature s'engagea dans la grotte. Étouffant un juron, Gabriel avança. Il tremblait de peur et de froid, ses jambes étant encore trempées par la traversée du ruisseau. Il essaya de maîtriser son souffle, mais il ne pouvait s'empêcher de respirer bruyamment et par à-coups.
En se rapprochant, il remarqua qu'une faible lueur émanait de la grotte. Quelle qu'elle fût, la chose avait allumé une torche. Gabriel leva les yeux vers Tinker, dont les yeux semblaient tournés vers le fond de son âme, le pressant de se venger. Il regarda à l'intérieur de la grotte. La chose blessée avait pris une torche de son socle métallique. Soudain, elle se retourna et regarda Gabriel, qui se retrouva totalement médusé. Elle lâcha sa torche et plongea sur Gabriel, agrippant son cou entre ses mains osseux et le soulevant de terre. Le jeune homme se débattit, et arracha le capuchon de la chose, révélant son hideux visage dans une cruelle ironie. Sa peau avait cédé sous le poids de la chair et semblait s'écouler comme de la cire chaude sur son crâne difforme.
Gabriel se mit à paniquer, à s'agiter, et dans ses tentatives désespérées pour se défendre, il cassa sa lanterne contre la tête de la chose. Des éclats de verre volèrent, et de l'huile brûlante se répandit sur le monstre. Celui-ci lâcha sa prise, et Gabriel s'éloigna au plus vite pour ne pas être consumé par les flammes qui commençaient à dévorer la créature.
Des ombres vacillèrent dans le tunnel. Il y en avait d'autres. Poussant un cri désespéré, Gabriel s'enfuit, le souffle court et le cou encore endolori. En atteignant le ruisseau, il s'arrêta, sentant la folie le gagner. Il s'agenouilla dans l'eau et y plongea la tête, laissant le froid le calmer.
Je peux y mettre fin, pensa-t-il. Si je reste comme ça, tout disparaîtra. Est-ce que mon père a fini comme ça ? Peut-être que la chose ne l'a pas tué. Peut-être qu'il a vu l'horreur en face, s'est enfui et s'est suicidé.
Il sortit la tête de l'eau, se hissa jusqu'à la berge et s'allongea. Depuis le ciel, Orion le regardait de toutes ses étoiles.
Gabriel refusa de rejoindre son père. Il se releva, et s'éloigna du ruisseau sombre et froid.