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Je m'avance, je ne suis plus le même, le visage masqué,
Le dessin est obscur, mais son sens peut s'acheter.
19 juin 1993
Gabriel réussit à dormir jusqu'à l'aube. Jusqu'au retour du rêve. Lorsqu'il se réveilla, à bout de souffle, il lui fallut quelques instants pour réaliser que quelque chose avait changé. Le rêve avait été presque identique à toutes les autres fois, mais pas exactement. Il essaya de se souvenir des détails, et l'image d'un couteau se planta dans sa tête. Un étrange couteau à la lame sinueuse, qui était apparu lorsque le sang avait touché le pavé, et s'était ensuite transformé en serpents.
Pourquoi un couteau ? Pourquoi ce couteau ? Le rêve n'avait pas changé depuis son adolescence. Gabriel essaya de comprendre, mais ses paupières étaient si lourdes... il se rendormit.
Lorsqu'il émergea de son lit quelques heures plus tard, il avait tout oublié de ces histoires de couteau. Pour la première fois depuis des mois, en ouvrant les yeux, il avait un objectif. Il s'habilla rapidement et regagna la librairie.
Grace était déjà là, et son état de réveil agaçait Gabriel plus que jamais;
– Bonjour, lança-t-elle avec entrain. Eh bien, tu as l'air en forme aujourd'hui !
– Mmmh.
– Allez, sers-toi. Je viens de préparer une cafetière entière.
Gabriel se servit donc sa première tasse de la journée, qu'il but avec la même dévotion que s'il s'était agi de lait maternel, pendant que Grace l'observait insidieusement.
– Bon, je vais être franche, poursuivit-elle, tu as une sale mine. Tes cheveux partent dans tous les sens comme... Oh, pardon. Ils sont tout le temps comme ça. Je n'ai rien dit.
– Ha ha.
– C'est encore le rêve qui t'a mis dans cet état ?
– Et toi, tu as trouvé des choses sur Malia Gedde ?
– Je savais que ce nom me disais quelque chose, soupira Grace. Les Gedde possèdent à peu près la moitié de la ville. Tu joues un peu hors de ta ligue, mon grand.
– Tu as une adresse ?
– Oh, oui, j'ai l'adresse. Bien sûr, ton intérêt pour Malia Gedde n'a rien à voir avec sa beauté. J'aurais dû savoir que tu ne t'en serais jamais pris à une femme riche et laide.
– Et donc, cette adresse ?
– Hé, loin de moi l'idée de vouloir retarder le moment de ton humiliation totale. C'est 557 West Ingrahm, dans Garden District. Le ghetto du Gotha.
– Merci.
– Et ne dis pas que je ne t'ai pas prévenu, enchaîna Grace avec un air presque puéril.
– Rien d'autre, maman ? demanda-t-il avec impatience.
– Oh, tu es pressé ce matin ? Dire que j'avais toujours cru qu'il faudrait un incendie pour te mettre le feu aux fesses comme ça.
– Peut-être bien, et Malia est plus qu'un simple incendie. Vise plutôt la tour infernale.
Enfin, il avait réussi à énerver Grace pour de bon. Elle revint vers ses bouquins avec un soupir dégoûté.
– Ah, les hommes.
Gabriel partit se doucher, un large sourire aux lèvres.
* * *
Il se rendit jusqu'au Garden District et trouva assez vite l'adresse, poussant alors un sifflement admiratif. Grace avait raison. Devant lui s'étendait une vaste pelouse verte, au bout de laquelle se trouvait une maison sans doute assez vaste pour pouvoir accueillir plusieurs familles étendues. C'était une demeure de planteur typique, aussi impeccablement entretenue que le jardin qui l'entourait, et couverte d'une peinture blanche qui lui donnait un petit air républicain. Un large porche faisait de l'ombre à de hautes et gracieuses vitres qui semblaient s'aligner sans fin de part et d'autre de l'imposante porte d'entrée.
Se sentant un peu à côté de la plaque avec son manteau de cuir noir, Gabriel parcourut l'allée qui traversait la pelouse et arriva jusqu'au seuil du porche, prenant le temps d'admirer les rosiers en fleur avant d'actionner le lourd heurtoir en bronze.
Un homme vint ouvrir. Un Blanc, long et mince, plutôt jeune, avec une barbe et un costume. Gabriel eut l'impression de se trouver face à un road manager haut de gamme.
– Puis-je vous aider ? demanda-t-il avec un accent britannique et un regard condescendant.
– Je voudrais voir Mademoiselle Gedde, s'il vous plaît.
– Avez-vous rendez-vous ?
– Eh bien... pas exactement, mais je...
– Je suis désolé, mais si vous n'avez pas de rendez-vous ni d'affaire officielle à traiter, je ne peux vous annoncer.
Les portes se refermèrent devant Gabriel, qui sentit la colère monter en lui. Après tout, il avait bel et bien une affaire officielle... ou quelque chose qui pouvait être déformé pour y ressembler, mais apparemment, il faudrait quelque chose d'un peu plus solide que cela pour arriver à passer outre ce cerbère, qui qu'il fût. Majordome, manager personnel, secrétaire, Gabriel n'en savait rien.
Il n'abandonnait pas, voilà ce qu'il se répétait en montant sur sa moto. Il allait simplement se balancer un peu sur son rocking-chair et attendre qu'une occasion se présente. En attendant, il avait Mosely à aller voir. Il prit le chemin du commissariat.
* * *
Le molosse de garde était toujours ce bon vieil officier Frick, qui n'était pas plus aimable que la veille ; cependant, cette fois, Mosely était là. Après avoir appelé son bureau pour le confirmer, Frick laissa Gabriel passer. Juste à côté de la porte du bureau de Mosely se trouvait un large miroir dans lequel Gabriel vérifia sa coiffure avant de rentrer. Les trajet en moto avaient toujours le don de le décoiffer au-delà de ce qu'il estimait être supportable.
Mosely l'attendait bien à l'intérieur, vêtu à peu près comme la veille, à ceci près qu'il portait à présent une cravate. La seule chose en bon état chez lui était le badge qu'il arborait fièrement sur le devant de son imperméable. Il avait un sourire vaguement sardonique.
– Alors, Knight, tout va comme tu veux ?
Gabriel se retourna. Le miroir n'avait pas de tain ; depuis le bureau de Mosely, on avait vue sur le lobby.
– C'est vrai que ça doit te manquer... Après tout, il faut des cheveux pour faire ça, rétorqua-t-il aussi sec. Et ça, c'est pour tromper l'ennui ? ajouta-t-il en désignant du pouce une jeune femme en uniforme, brune et assez jolie, assise devant un ordinateur.
– Ah, t'as repéré l'officier Franks. Jolie fille, non ?
Gabriel haussa les épaules. Aujourd'hui, il n'avait pas vraiment la tête à cela, et il s'assit en face de Mosely.
C'était la première fois qu'il allait voir Monsieur l'Inspecteur dans son bureau, mais il en aurait reconnu le propriétaire entre mille. Des affiches de concerts de jazz étaient accrochées aux murs. Le meuble éponyme croulait sous des strates de papiers, de dossiers et de gobelets de café vides. Un ordinateur prenait la poussière sur une table d'appoint, qu'il partageait avec un micro-ondes tapissé de taches de moutarde et de ketchup. De vieilles baskets dans lesquelles étaient coincées des chaussettes sales reposaient dans un coin – memento d'un homme qui aimait à dire qu'il s'entraînait sur l'heure de midi, mais ne l'avait sans doute pas fait réellement depuis l'époque de Reagan. A la vue et à l'odeur, Gabriel trouvait une forte ressemblance entre ce bureau et la chambre qu'ils avaient partagé durant leurs années de fac, voire même une petite réminiscence de la chambre de Mosely à l'époque où leurs principales distractions consistaient à regarder des films d'horreur en cachette, à lire des manuels de médecine et à tourmenter la petite sœur de Mose.
– Alors, comment ça va, l'écriture ? demanda Mosely avec espoir. T'étais inspiré hier ? T'as passé la nuit à taper ?
En bon (ancien) sportif, et malgré les homonymies, Mosely faisait passer cela pour une activité efféminée.
– Ça prend vie, répondit mollement Gabriel.
Mosely eut brièvement l'air satisfait, mais fronça soudain les sourcils.
– Souviens-toi. Pas de blagues sur mes cheveux.
– Hé, tu es le héros, non ? Tu l'as dit toi-même, je dois te donner bonne mine, peu importe la difficulté.
– Ouais, ouais. Alors, qu'est-ce que tu veux ?
– Du carburant. Je veux en savoir plus sur l'affaire.
– Okay, mon cerveau est à ta disposition, soupira Mosely.
– Merci pour l'image. Bon. On en est au septième meurtre, c'est ça ?
– Oui, à moins qu'il y ait une victime qu'on n'a pas encore retrouvé, mais ça m'étonnerait. Ils ne font pas beaucoup d'efforts pour les cacher.
– Et les cœurs, on sait ce qu'ils en font ?
Mosely secoua la tête.
– Aucune idée. Ils les portent en collier, les vendent au marché noir... les bouffent ? J'aimerais savoir.
– Au marché noir ? Ils ne sont pas vraiment enlevés dans les règles de l'art, si ?
– Non, c'était juste une blague. Le médecin légiste dit qu'ils les arrachent presque. M'étonnerait qu'ils soient vendables après.
– C'est ça qui les tue ?
– Ouais, aux dernières nouvelles c'est assez mortel de se faire arracher le cœur.
– Tu sais très bien ce que je veux dire, grommela Gabriel. Est-ce que les victimes sont encore conscientes à ce stade ?
– Oui. Les pauvres, soupira Mosely.
Gabriel se mit à pianoter sur le côté de la chaise en attendant de retrouver sa prochaine question.
– Et les accessoires vaudous ? Tu as des infos là-dessus ?
– Quel genre d'infos ?
– Quel genre ? Eh bien... est-ce que les symboles signifient quelque chose ? Vous avez réussi à faire le rapprochement avec un groupe en particulier ?
– On dit que ce n'est pas du vrai Vaudou, rétorqua Mosely en baissant les yeux.
– C'est ce que tu as raconté aux journaux...
– C'est aussi ce qui se raconte ici.
Gabriel fixa son ami avec incrédulité.
– Ça ne m'avait pas l'air si faux. Rappelle-toi, mon pote, j'étais là.
– Et puis quoi encore ? Tu es un expert, maintenant ? Ces types découpent des poulets, balancent de la farine et ça veut forcément dire que c'est authentique ? Je peux faire ça aussi, viens chez moi un de ces quatre et je te sers ça à dîner.
– De la farine ?
– Ouais. Le truc sur le sol, c'est juste ça.
– Et les vrais rituels vaudous n'utilisent pas de farine ?
En vérité, Gabriel n'en savait rien. Une visite au musée s'imposait décidément.
– Peut-être, mais c'est pas du plutonium non plus. Si tu veux, Knight, c'est même assez courant.
– D'accord, d'accord. Mais je ne vois toujours pas ce qui te fait dire que c'est du toc.
– Écoute, j'ai parlé à des experts du Vaudou, dit Mosely avec gravité. C'est juste des histoires de sorts, de gris gris et de potions d'amour, tu saisis ? Les vrais adeptes ne vont pas arracher le cœur des gens comme ça. Je t'assure, vraiment pas. Ils peuvent te lancer une malédiction ou un truc de ce genre, et si t'y crois, tu peux même tomber malade. Mais arracher des cœurs ? Pas possible.
– Et donc ?
– Juste entre toi et moi, tant que l'affaire reste ouverte ?
– Je t'écoute.
– Tu as lu les journaux. Les victimes viennent toutes d'en-dehors de la ville, non ? Eh bien, ils viennent de franchement loin. De Chicago. Et ce ne sont pas des hommes d'affaires. Tu me suis ?
– Tu es en train de me dire que c'est une histoire de Mafia ?
– Peut-être que oui, peut-être que non. Je te dis juste que c'est pas du Vaudou.
– Alors pourquoi en donner l'air ?
– Va savoir. Peut-être pour brouiller les pistes, ou pour faire peur ? Peut-être qu'ils ont juste décidé de se montrer créatifs. J'en sais trop rien, Knight. Mais la façon dont ils font ça... Ce ne sont pas des amateurs, j'en mettrai mon badge au feu.
Gabriel regarda l'inspecteur avec attention. Il y avait dans l'attitude de Mosely quelque chose d'étrange, quelque chose qui ne lui plaisait pas du tout. Mosely répétait la ligne du parti, certes, mais Gabriel n'arrivait pas à savoir ce qu'il en croyait.
– Des suspects ? demanda-t-il doucement.
– Pas encore, admit Mosely, presque à contrecœur.
– Sept meurtres et même pas une piste ?
Mosely soupira et commença à se curer les dents.
– On sait que c'est un groupe. Sans doute sept ou huit personnes. On a trouvé des empreintes de pieds nus, mais pas d'empreintes digitales. Pour le sang et les fibres, on n'a rien de vraiment utile. Du sang de poulet, parfois de chèvre, mais rien d'humain, à part le sang de la victime.
– Des empreintes de pas ? Ça peut servir, non ?
– En théorie, bien sûr... sauf qu'en pratique, on n'a pas de fichier national des empreintes de pied, tu vois ? rétorqua Mosely. Quand on arrête quelqu'un, on ne relève pas ça. Bien sûr, si on a un suspect, on peut examiner ses petons pour voir s'il a été sur les lieux, mais autrement, on ne peut pas vraiment choper les passants pour leur demander de mettre le pied dans l'encre.
– Et pour les témoins ?
– Ah, tu aimerais bien ? Bien sûr, le Lac Pontchartrain, des terrains vagues juste en-dehors de la ville... Bien sûr qu'on devrait avoir une putain de brigade de témoins. Mais personne n'entend rien. Personne ne voit rien. Je te le dis, Knight, ça ne tourne pas rond !
– Tu crois qu'ils ont trop peur pour parler ?
– Non ! Je crois qu'ils sont trop débiles pour avoir peur. Non, c'est exactement ce que je t'ai dit. Personne n'entend, personne ne voit.
– Et tu dis après que ces gars ne sont pas vraiment magiciens ?
Mosely parut mal à l'aise, mais ne dit rien.
– Eh bien, merci pour les informations, soupira Gabriel.
– Écoute, je sais que tu as bien accroché sur l'aspect vaudou, et crois-moi, avec un truc pareil, le livre se vendra bien. Mais même si le Vaudou là-dedans est faux, ce ne sera pas dramatique. D'ailleurs, tu sais aussi bien que moi que dans la plupart des affaires soi-disant sataniques, au final, on a juste affaire à un groupe d'ados qui lisent des cassettes à l'envers. On trouvera une solution, et tu vas voir, ce sera tout aussi bien. En tout cas, ce sera bien tordu.
– Bien sûr, acquiesça lentement Gabriel sans cesser de pianoter. Et ce motif autour du corps, tu n'as rien à dire dessus ?
– Pas vraiment. Surtout parce que je ne crois pas que ce soit un motif.
– Il y avait des choses semblables autour des autres cadavres ?
– Oui, mais tout était brouillé, comme au bord du lac.
– Vous les avez photographiés, quand même ?
– Oui...
– Est-ce que je peux y jeter un œil ?
Avec un haussement d'épaules, Mosely décrocha son téléphone et composa un numéro.
– Franks ? Je vous envoie quelqu'un pour consulter un dossier. Laissez-le juste regarder, d'accord ? Ça ne quittera pas le commissariat.
Sitôt que Gabriel se fut présenté devant elle, l'officier Franks alla jusqu'à une rangée de tiroirs à dossiers suspicieusement fermés. Gabriel la regarda se pencher pour récupérer le dossier qu'il fallait, mais décidément, il n'avait vraiment pas la tête à ça. Elle sortit une chemise du tiroir et revint la lui donner.
– Vous pouvez regarder ces documents aussi longtemps que vous voulez, mais vous ne pouvez pas...
– Je sais, je sais. Ça ne quitte pas le commissariat.
Franks hocha sèchement la tête et revint à son ordinateur.
Le dossier contenait six photographies des endroits où avaient été retrouvées les victimes des précédents Meurtres Vaudous. Les corps avaient été enlevés pour faciliter la prise de vue, et la poudre blanche était bien là. Étalée et piétinée, mais à certains endroits, des morceaux de motif plus intacts que les autres semblaient apparaître. Gabriel songea à prendre son carnet de notes pour reproduire les images, mais même si les photos avaient été assez détaillées pour permettre une bonne reproduction, il était loin d'avoir le talent artistique nécessaire, et le fait qu'il fût au milieu d'un commissariat ne l'aidait pas. Mais il avait besoin de ce fichier.
Il jeta un regard en biais à Franks et constata qu'elle travaillait diligemment. Il commença à faire les cent pas, l'air de rien, faisant mine d'étudier le dossier. Il était arrivé à un mètre de la photocopieuse la plus proche lorsque la jeune femme l'interpela.
– Pas de photocopies, s'il vous plaît !
Il s'arrêta et se retourna vers elle avec un sourire charmeur.
– D'accord. C'est juste que je n'ai pas beaucoup de temps, et l'inspecteur Mosely voulait que je lui donne mon opinion là-dessus...
– On ne copie jamais les fichiers de la police. Jamais, trancha l'officier, qui n'avait sans doute entendu cette excuse que cent ou deux cents mille fois.
Retenant une remarque grossière, Gabriel aperçut l'appareil photo sur son bureau. C'était donc elle qui s'en chargeait ? Il jeta un coup d'œil en direction du miroir sans tain du bureau de Mosely et essaya de se souvenir de la vue que son ami avait de là. Non, si sa mémoire était bonne, on ne pouvait pas voir l'extrémité de son bureau. Il pourrait s'en tirer.
Avec un sourire plus sincère, il remit le dossier sur le bureau de Franks.
– Enfin, merci, dit-il avec un clin d'œil qui lui valut un regard indigné et réprobateur.
En revenant vers le bureau de Mosely, il observa son reflet dans le miroir et vit qu'elle ne se pressait pas pour remettre le dossier en place. Parfait.
Cinq minutes plus tard, Gabriel avait convaincu Mosely de prendre une photo du policier et de l'auteur ensemble pour le livre. Mosely avait un peu hésité, mais Gabriel avait commencé par lui dire que cette photo-là remplacerait celle de l'auteur seul sur la quatrième de couverture (un pieux mensonge parmi d'autres) et lui avait ensuite rappelé que du bon vieux temps où ils étudiaient tous les deux à la LSU, ils avaient toujours eu plus de chance avec les femmes en étant en duo – Gabriel savait bien sûr que c'était parce qu'il attirait les filles et que Mosely avait parfois de la chance avec celles qui restait, mais heureusement, Mosely lui-même ne l'avait jamais compris. L'inspecteur appela donc Franks à venir avec son appareil photo.
Ils firent quelques prises, et même si elle n'en disait rien, Franks manifestait très clairement son irritation. Gabriel décida d'agir.
– Est-ce que... commença-t-il d'une voix hésitante.
– Quoi, Knight ?
– Eh bien, attends une petite minute.
– QUOI, bon sang ?
– Je voudrais juste vérifier ma coiffure. C'est vraiment l'affaire d'une minute.
– Tes chevilles n'ont pas dégonflé, on dirait, grinça Mosely. Bon, vas-y ! Mais dépêche-toi !
En sortant du bureau, Gabriel eut une certitude : cette petite manœuvre n'allait pas arranger le niveau d'exaspération de Franks.
Il se dirigea justement vers le bureau de la jeune femme, prit le dossier, et alla rapidement photocopier les six pages. Les copies sagement rangées sous son manteau, il remit la chemise au même endroit.
– Allez, Knight, dépêche-toi ! lança la voix de Mosely, qui filtrait à travers la porte partiellement ouverte.
Gabriel se recoiffa devant le miroir et revint pour une dernière photo. Cette fois-ci, Franks n'eut même pas à lui faire dire "ouistiti".
* * *
Gabriel n'eut pas trop de mal à trouver le Musée d'Histoire du Vaudou. Celui-ci se repérait de loin à son enseigne peinte à la main, représentant côte à côte un crâne et un visage de femme noire à la limite du cubisme.
En entrant, Gabriel fut immédiatement assailli par l'encens. Ce devait être un mélange maison, car il n'identifia pas immédiatement l'odeur doucereuse, plus musquée que florale, qui lui tomba sur la peau, pénétra ses narines et s'insinua jusque dans sa gorge pour la couvrir telle une toile collante.
L'odeur de la salle annonçait la couleur. La seule lumière naturelle qui y entrait était celle du jour nuageux, et elle ne pénétrait que par une grande fenêtre sale. La salle semblait de dimensions assez réduites, mais les angles les plus éloignés de la fenêtre semblaient plongés dans l'obscurité. Çà et là, des bougies allumées ajoutaient leur propre luminescence, mettant en valeur les objets à proximité.
La pièce était remplie de toutes sortes de choses étranges, et faute de pouvoir les voir depuis le seuil, Gabriel fit un premier tour d'horizon, les mains dans le dos, le pas lent et silencieux.
La première chose à attirer son attention était un pilier vertical au milieu de la pièce. Il allait du sol au plafond et était richement décoré de figures peintes ou gravées. En le voyant, Gabriel eut l'impression de se trouver non pas dans un bâtiment en dur, mais sous une sorte de chapiteau infernal, comme si les murs et le plafond n'étaient que des toiles tendues qui ne pouvaient pas tenir debout sans cela. Malgré leurs couleurs vives, les créatures représentées sur le mât étaient hideuses, avec leurs silhouettes tordues et leurs visages grotesques. A la base du pilier, une masse de bois tordu et poli soutenait une plaquette : "Le Pilier à Vœux de Marie Laveau", et un de ses renfoncements était rempli de pièces.
Une longue table à l'air bancal occupait le côté gauche de la salle. Elle était couverte d'une nappe noire et au-dessus d'elle, la surface du mur était recouverte de petits objets accompagnés chacun de leur descriptif. Gabriel s'attela à l'observation de cette horde criarde. Il y avait plusieurs petites idoles en bois peint ; l'une d'elles avait des cornes, mais ressemblait davantage à un esprit africain qu'au Diable chrétien. Elle siégeait à côté d'un mouchoir sale et taché qui se vantait d'avoir appartenu à Marie Laveau, d'un fouet de cuir tressé, et d'une poupée vaudou faite d'un tissu noir et vêtue de chutes de tissu coloré. Le regard de Gabriel s'arrêta finalement sur un couteau accroché au mur, la lame vers le bas, par des clous qui soutenaient sa garde. Il chercha la plaquette correspondante, en vain. La lame du couteau était ondulée. Gabriel fronça les sourcils. Pourquoi cela lui semblait-il familier ? Mosely lui avait-il parlé d'une arme comme celle-ci ? Il n'arrivait pas à s'en souvenir. Il resta encore ici quelques instants, et ne continua son exploration qu'à contrecœur.
Il passa devant un grand portrait encadré. C'était la représentation d'une magnifique femme noire, portant un calicot et un foulard semblables à ceux de celle qui souriait aux passants depuis l'enseigne. Cette femme-là, cependant, ne souriait pas ; elle semblait fixer ses spectateurs avec intensité, comme pour affirmer son pouvoir. Ce devait être Marie Laveau en personne. Gabriel était arrivé au niveau d'un comptoir, tout à l'arrière, où s'alignaient des prospectus et un un bol pour les donations, lorsqu'il vit un mouvement du coin de l'œil. Surpris, il se tourna vers l'ombre.
– Bienvenue dans mon musée, dit une voix grave à l'accent tropical et hypnotique. Je suis le Docteur John, le propriétaire. Si vous avez des questions, je suis à votre disposition.
Gabriel rougit d'embarras. Dire qu'il s'était cru seul dans la salle. Il essaya de se concentrer sur la silhouette dans l'ombre, mais n'arrivait jamais à la cerner tout à fait. L'homme était gigantesque. Il était assis sur un tabouret de hauteur assez normale, mais ses yeux étaient à la hauteur de ceux de Gabriel. Il semblait intelligent et agréable, mais assez réservé, peut-être simplement parce que l'étranger était blanc.
– Je ne vous avais pas vu, avoua Gabriel. Je m'appelle Knight. Ça vous dérange que je regarde ?
– Nous ne demandons pas mieux que la libre distribution du savoir, M. Knight, dit l'homme avec un sourire serein.
A présent qu'il en avait distingué les contours, Gabriel avait du mal à détacher le regard de la silhouette de l'homme. Sa tête était complètement rasée, et dans l'obscurité, sa peau paraissait aussi noire que l'ébène – et était sans doute aussi solide. Un petit anneau d'or pendait à son oreille gauche et son costume semblait vaguement hindou. Sa tunique de lin blanc à manches longues avait un col mandarin et se boutonnait un peu à la façon d'un caban. Ses jambes larges comme des troncs étaient également couvertes de lin blanc. Gabriel ne voyait pas ses pieds, mais il l'imaginait en sandales.
– Je fais quelques recherches, précisa Gabriel en souriant. Alors si vous proposez de m'aider... je crois que j'en profiterai.
– Comme vous voulez.
Gabriel continua son tour. A côté du comptoir se trouvaient des tambours africains, qui semblaient authentiques et bien entretenus. Il dépassa un crâne et un immense masque bleu. Des bougies l'éclairaient d'en-dessous, accentuant ses traits exagérés et grimaçants.
Il était presque revenu à la porte lorsqu'il remarqua une table portant un petit cercueil peint en noir. Une croix avait été gravée sur le fin couvercle de bois. Les dimensions du cercueil le rendaient à la fois mignon et sinistre ; à première vue, c'était soit un jouet, soit un cercueil d'enfant. Gabriel souleva prudemment le couvercle.
– A quoi est-ce que ça sert ? demanda-t-il.
– C'est un cercueil rituel, répondit le Docteur John ; Gabriel avait beau s'être éloigné de lui, sa voix de basse semblait toujours aussi puissante. Il est utilisé à des fins cérémonielles.
– Alors on n'enterre personne dedans ? insista Gabriel, tout en rabaissant le couvercle grinçant.
– Je viens de vous le dire, il ne sert que pour des cérémonies.
Un interrupteur se trouvait au-dessus du cercueil. Gabriel l'alluma d'un air absent, se disant que même si ses yeux étaient à présent habitués à la pénombre, un peu de lumière ne ferait pas de mal.
La lumière ne fut pas ; au lieu de cela, des bruits de coups se firent entendre. Gabriel en identifia assez vite la source ; c'était ventilateur installé au-dessus de l'unique fenêtre. La chose avait l'air vieille, ou en tout cas mal entretenue, si l'on en jugeait au bruit que faisaient ses pales à chaque rotation.
– Éteignez ça ! ordonna le Docteur John d'une voix qui n'avait plus rien de calme ni d'agréable.
Mais le ventilateur n'était pas seul à faire du bruit. Gabriel regarda de nouveau en direction du Docteur John et vit quelque chose qui lui avait échappé jusque-là. Juste au-dessus de la tête du Docteur, un grand vivarium de plexiglas avait été fixé au mur, et dedans se trouvait un énorme serpent actuellement occupé à se frapper la tête contre les parois de sa cage.
Gabriel appuya de nouveau et la pulsation du ventilateur ralentit, avant de s'arrêter tout à fait, de même que les tentatives de suicide du serpent.
– Je suis désolé, dit-il.
Le Docteur John prit une grande inspiration et retrouva son calme.
– Ce n'est pas de votre faute. Cela fait des semaines que je demande à mon assistante de couvrir cet interrupteur. C'est le serpent, vous voyez... les vibrations l'excitent. Il faudra changer de ventilateur.
Gabriel revint voir le serpent de plus près. Il avait du mal à le voir tout entier dans cette pénombre... d'ailleurs, c'était peut-être à cause de lui qu'il faisait si noir. Gabriel n'en savait pas assez long sur les serpents pour pouvoir avoir des certitudes.
– Il est de quelle espèce ? demanda-t-il du tac au tac.
– C'est un boa constricteur.
– Et vous... l'utilisez dans vos pratiques ?
– Les touristes l'aiment bien, dit le Docteur avec un petit sourire.
– Est-ce que je peux le voir ? Enfin, de près ?
– Je crains qu'il n'aime pas les étrangers, monsieur Knight. Et il peut se montrer... colérique quand on le contrarie.
– Je vois. Bien. Autant éviter, non ?
Face au silence du Docteur et à présent qu'il avait fait son tour du musée, Gabriel était impatient de voir ce qu'il pourrait apprendre du propriétaire lui-même.
– Pouvez-vous me parler un peu du Vaudou ? demanda-t-il.
– C'est un vaste sujet, répondit le Docteur avec un sourire indulgent. Êtes-vous plus intéressé par l'histoire ou par les pratiques modernes ?
– Oh allez, tant qu'on y est, commençons par le début, suggéra Gabriel. Vous pourriez me faire une version condensée de l'histoire ?
– Je ferai de mon mieux. Tout d'abord, sachez que mon expertise se limite au Vaudou de la Nouvelle-Orléans. Le Vaudou est bien plus répandu que ce que la plupart des gens imaginent. Il a de nombreuses formes, la plus célèbre étant peut-être le Vaudou haïtien qui imprègne toute la culture de ce pays. Il est également pratiqué au Brésil sous le nom de Macumba. Toutes ces formes sont d'origine africaine et aujourd'hui encore, de nombreux Africains pratiquent les religions parentes du Vaudou. Je ne saurai vous éclairer sur toutes ces formes. Mon seul intérêt est pour la forme que le Vaudou a prise dans cette ville.
– C'est déjà un bon début, commenta Gabriel.
– Le Vaudou combine de nombreuses croyances tribales africaines et des éléments issus de religions européennes, notamment le catholicisme. En d'autres termes, c'est une religion née de la traite des Noirs.
– Eh bien, content de voir que ça a engendré au moins une bonne chose, dit Gabriel avec un sourire forcé.
Le Docteur eut le bon goût de l'ignorer et poursuivit :
– Les esclaves africains étaient importés non seulement aux États-Unis, mais également dans d'autre pays, notamment dans les Indes Occidentales où les Français et les Espagnols ont transformé des îles entières en plantations.
Il parlait à présent d'une voix monocorde, comme si tout le texte de sa présentation était déjà imprimé dans son cerveau, de sorte qu'il n'avait plus qu'à lire.
– Avant 1803, la Louisiane appartenait à la France. Les Créoles français possédaient de nombreux esclaves africains, mais leur interdisaient de se rassembler, empêchant initialement le Vaudou de naître ici. Les Créoles en savaient aussi assez long sur les pratiques "païennes et corrompues" des Indes Occidentales pour avoir interdit l'importation d'esclaves de cette région.
Gabriel hocha poliment la tête.
– Après l'achat de la Louisiane, les législateurs américains ont assoupli les régulations, et ont permis aux esclaves de se réunir. De plus, cela s'est fait presque en même temps que la révolte haïtienne. Des esclaves des Indes Occidentales ont afflué vers la Nouvelle-Orléans. Certains étaient des hommes libres, esclaves affranchis ou esclaves fugitifs. D'autres étaient toujours des esclaves, amenés ici par leurs maîtres qui voulaient échapper à la révolte.
– Et ils ont amené le Vaudou avec eux ? intervint Gabriel.
– Naturellement, ils sont venus avec leurs croyances, qui se sont vites répandues parmi les esclaves de la Nouvelle-Orléans. Cela leur donnait du pouvoir. Ils se rassemblaient entre autres dans le Bayou St-John et sur les rives du Lac Pontchartrain.
– Intéressant... Et ces sites sont toujours des grands lieux de pratiques vaudoues ?
– Non, répondit simplement le Docteur avant de poursuivre son exposé. Le premier Vaudou de la Nouvelle-Orléans était ce que l'on peut appeler un culte ophidien, dont la figure centrale était le Grand Zombi, un dieu serpent. A partir de la fin des années 1810, les pratiques vaudoues ont commencé à inquiéter les Blancs qui possédaient des esclaves. Un décret a été promulgué pour interdire les rassemblements d'esclaves, sauf à des endroits et à des heures bien définies.
– Au Square Congo, par exemple ? proposa Gabriel, content de pouvoir faire valoir un peu de sa culture autochtone.
Cela n'impressionna pas le Docteur.
– Oui, le dimanche après-midi au Square Congo était l'un de ces rassemblements. Les esclaves et les gens de couleur libres se réunissaient pour simuler leurs danses vaudoues devant la haute société créole. Comme vous devez vous en douter, ces danses licencieuses offensaient les Créoles, qui venaient nombreux au Square pour avoir le privilège d'être scandalisés. Certains adeptes se satisfaisaient de ces rassemblements, mais de nombreux autres trouvaient aussi le moyen de se retrouver en secret pour pratiquer le vrai Vaudou.
– Et ce vrai Vaudou, à quoi est-ce qu'il ressemblait ? tenta Gabriel.
Une fois de plus, le Docteur continua, imperturbable.
– Il y avait de nombreux Rois et Reines Vaudous à cette époque, mais une seule puissance finit par émerger. Il s'agissait d'une Reine Vaudoue nommée Marie Laveau, qui a régné en maîtresse incontestée du Vaudou de la ville pendant de nombreuses années.
– Je la connais, signala Gabriel – le contraire eût été étonnant pour un habitant du Quartier Français. Mais enfin, à par le fait qu'elle était une Reine Vaudoue, je ne sais pas grand-chose d'elle.
– Alors laissez-moi enrichir votre savoir. Il y a en fait eu deux Marie Laveau : la mère et la fille. Nombre de gens ont cependant cru qu'il s'agissait de la même femme, et cette "jeunesse éternelle" ajoutait à sa légende. La première, la mère, était aussi appelée la Veuve Paris, du nom de son premier mari. C'est elle qui a fondé l'empire.
– Hm.
– Vers 1830, Marie Laveau était devenue la Reine Vaudoue de toute la Nouvelle-Orléans. Elle était à l'origine une coiffeuse travaillant pour les riches dames créoles, mais elle avait également un réseau d'informateurs parmi les domestiques de toute la ville. Par ces deux canaux, elle savait tout sur tout le monde, et elle n'a jamais hésité à utiliser ces informations pour apparaître voyante, pour intimider, voire pour faire chanter.
– Vous l'admirez, non ? demanda prudemment Gabriel, notant le ton soudain défensif du Docteur.
– Qu'une femme noire ait réussi à obtenir un tel pouvoir au XIXe siècle est un exploit admirable, M. Knight, peu importe les moyens employés pour cela.
Gabriel hocha la tête.
– A quoi ressemblaient ses pratiques ?
– Elle gardait un serpent apprivoisé, avec lequel elle dansait parfois. Elle tenait des cérémonies vaudoues traditionnelles au bord du lac. Elle prenait son culte très au sérieux, mais ne s'interdisait pas non plus de vendre des billets aux amateurs d'exotisme. Elle s'enrichissait comme elle pouvait. Aujourd'hui, on appelle cela "l'esprit d'entreprise", à moins que l'on ne soit Noir et pauvre, et dans ce cas, c'est toujours appelé de la malhonnêteté.
– Hé, pas besoin de prêcher ici, rétorqua Gabriel. J'admire tous ceux qui peuvent vraiment gagner leur vie.
– C'est Marie Laveau qui a donné sa forme actuelle et unique au Vaudou de la Nouvelle-Orléans. Elle a inventé d'innombrables sorts, charmes et potions – ce que nous appelons les gris gris. Les gris gris de Marie Laveau sont toujours au cœur de la pratique moderne. Sa fille, Marie Glapion, a pris le relais lorsque la Veuve Paris a commencé à être âgée. La Veuve Paris est morte en 1881. En 1890, Marie Glapion était également tombée dans l'oubli.
– Fascinant. Marie Laveau a toujours des disciples, non ?
– Oui, la tombe des deux Marie dans le premier cimetière St-Louis est un lieu de pèlerinage populaire chez les adeptes et les touristes en quête de sensations. Moi-même, je fais régulièrement des visites dans le cimetière.
Gabriel se promit d'aller vérifier.
– Et pour le Vaudou moderne ?
– Le Vaudou est dernièrement revenu à sa forme religieuse, plus sérieuse. Il a de nombreux adeptes à la Nouvelle-Orléans. En fait, son influence s'étend assez rapidement. De ce fait, il y a plusieurs temples dans la ville, et d'autres encore partout aux États-Unis.
– C'est curieux, opina Gabriel. Ça a l'air un peu... dépassé, tout ça, non ? Les poupées vaudoues et toutes ces sortes de choses.
Le Docteur regarda Gabriel avec un air consterné et vaguement irrité.
– Les poupées vaudoues n'ont rien à voir avec la religion moderne, déclara-t-il simplement.
– Alors comment décririez-vous la religion moderne ?
– Le Vaudou mélange la magie et le mystère, mais contient aussi des éléments catholiques traditionnels. Pour les Afro-Américains, cette religion fait partie de leur héritage. Les Blancs y sont attirés pour ce qu'il a d'exotique. Ces deux mouvements contribuent à donner de l'ampleur à la religion.
Un moment de silence s'écoula avant que Gabriel ne dise :
– C'était très complet. Merci. Cependant... Si vous permettez, j'ai une dernière question.
Sous le regard attentif du Docteur, il prit la photographie du lieu du crime et la lui tendit.
– Est-ce que vous voyez quoi que ce soit de familier là-dedans ?
Le Docteur prit la photo, et ses doigts immenses se mirent à trembler tandis que son visage semblait s'assombrir encore davantage.
– C'est vraiment répugnant ! Est-ce que cela vient de ces soi-disant "Meurtres Vaudous" dont parlent les journaux ?
– Plus ou moins, dit calmement Gabriel.
Le Docteur John lui rendit la photo avec un dédain au bord de la colère.
– La police sait déjà que les meurtres n'ont rien à voir avec le Vaudou. Je ne sais absolument pas pourquoi les journaux continuent à répandre cette idée fausse, mais on dirait que cela marche bien, si on vous prend comme exemple.
– Mais vous n'avez rien remarqué qui se rapproche de votre sujet ? Ce motifs, là, autour du corps...
Gabriel tendit de nouveau la photo, espérant obtenir un deuxième regard. La bouche du Docteur était devenue une ligne dure.
– Ne soyez pas absurde, M. Knight. Je sais que vous n'êtes encore qu'un novice en matière de Vaudou, et pour cela, je suis prêt à passer l'éponge sur vos insultes. Mais vous n'avez pas besoin de me montrer votre pornographie une deuxième fois. Ceci n'est pas du Vaudou !
Gabriel lâcha l'affaire et rangea la photo. Pas la peine de s'enfoncer encore davantage.
– Oui, vous avez certainement raison. J'étais juste envie d'entendre moi-même l'opinion d'un expert. Désolé si je vous ai offensé.
Le Docteur John parut retrouver très vite son calme. Il cessa de fixer Gabriel et détourna le regard, comme pour se donner le temps de refaire de son visage un masque impassible.
– Mon musée a une vocation pédagogique. Si vous avez appris quelque chose, je serai satisfait, dit-il posément.
Grommelant sur sa tentative ratée de nouer des liens, Gabriel salua le Docteur et quitta le musée.
* * *
Le premier cimetière St-Louis n'était pas loin du musée du Vaudou. Gabriel s'y rendit pour aller jeter un œil à la tombe de Marie Laveau. Les cimetières de la Nouvelle-Orléans, avec leur architecture très particulière et l'ambiance romantico-gothique qui s'en dégageait, avaient toujours été de grandes attractions touristiques ; cependant, au cours des dix dernières années, les agressions de toutes sortes y étaient devenues au moins aussi fréquentes que les enterrements. Les touristes visitaient donc à présent en groupe, sous la supervision attentive de guides. Les autochtones se permettaient encore des risques, mais mieux valait ne pas traîner après une certaine heure.
Gabriel laissa sa moto à l'extérieur et passa à pied entre les tombes. Le cimetière était comme une ville miniature. Des tombes récentes et anciennes, de granite brut et de marbre poli, s'alignaient pour former des avenues et des boulevards, des places et des impasses. La nappe phréatique de la Nouvelle-Orléans empêchait les inhumations ; tout le monde avait droit à une sépulture surélevée, y compris les pauvres, qui devaient se contenter de caveaux communs aux multiples tiroirs, chacun accueillant une dépouille pour une dizaine d"années avant que les os ne soient dégagés pour faire de la place à un nouvel arrivant. Même aux jours les plus frais et les plus clairs, l'air portait toujours l'odeur douceâtre de la décomposition, les murs de pierre étant moins aptes à lui faire barrière que six pieds de terre. Dans cette journée qui avait déjà des airs d'été, l'air chaud qui parvenait aux narines de Gabriel avait des relents de charogne.
Gabriel fut guidé jusqu'à la tombe de Marie Laveau par de petits panneaux métalliques. Elle devait être une des habitantes les plus célèbres de ce cimetière.
Sa tombe en elle-même n'avait rien de remarquable. C'était un vieux mausolée miniature d'environ un mètre cinquante de haut pour un mètre de large. Au pied de la tombe avaient été étalées toutes sortes d'offrandes : des fleurs et des herbes séchées, des assiettes de riz et de pois, des flacons et des bouteilles, dont les bouchons de paraffine et de tissu entourés d'un ruban cachaient des mixtures dont Gabriel ne voulait pas percer les secrets. Il y avait même un rosaire de plastique bon marché.
Les murs de la tombe étaient couverts de graffiti. Ceux-ci n'avaient pas été peints, mais dessinés, sans doute au moyen des morceaux de brique rouge que Gabriel trouva au milieu des offrandes, et dont il constata qu'ils étaient assez friables pour pouvoir s'utiliser comme de la craie. Il fit le tour de la tombe, examinant les inscriptions, et lut plusieurs louanges à Marie Laveau, des phrases classiques de fidèles illuminés et même de temps en temps des malédictions. L'arrière de la tombe était quant à lui relativement vierge, à l'exception d'une série de symboles étranges.
Par curiosité, Gabriel décida de les recopier. Il prit son carnet de notes et reproduisit attentivement ce qu'il voyait. Cela ressemblait à un code. Peut-être était-ce un message tout à fait anodin, mais en attendant, un vrai code aurait l'air chouette dans le livre.
Par la suite, Gabriel décida de se promener un peu avant de reprendre la route. Il avait toujours été fasciné par ce genre d'endroits. Tout ce qui était occulte, inquiétant ou bizarre l'attirait depuis qu'il était en âge de lire des bandes dessinées. Au moins, cela l'aidait pour l'écriture. Restait encore à voir s'il arriverait à en vivre.
Il était en train de traverser une série de tombes datant de la Guerre de Sécession, lisant les noms et les épitaphes avec l'application d'un archéologue improvisé, lorsqu'un éclat doré attira son regard. L'avenue se terminait sur une concession particulièrement grande, qui possédait une pelouse verte au milieu de laquelle trônait un énorme tombeau de marbre. Celui-ci faisait au moins quatre mètres de haut et peut-être trois de large, et semblait avoir été inspiré par les temples grecs. Des doubles colonnes de chaque côté des grandes portes de marbre vert supportaient une frise triangulaire, qui ne portait qu'un nom écrit en lettres d'or : "Gedde".
Gabriel laissa échapper un sifflement. Même dans la mort, les Gedde n'avaient jamais rien moins que le meilleur. La position de la tombe indiquait qu'elle faisait partie des plus anciennes de la ville, et pourtant son entretien était impeccable. Grace avait raison ; il avait visé bien trop haut, et étrangement, cette tombe le lui fit mieux comprendre que la demeure du Garden District.
Soudain débarrassé de ses pulsions touristiques, il revint vers sa moto.
* * *
Gabriel espérait avoir plus de chance avec le magasin vaudou de la rue Dauphine qu'avec le musée. Le magasin en question se situait dans un quartier difficile – cela dit, ce n'était pas comme si tout le Quartier n'était pas difficile – et sa dure façade de briques semblait rendue encore plus dure par les épais barreaux qui bloquaient les fenêtres. Une petite enseigne en néon annonçait qu'il s'agissait du "Dixieland Drug Store". Pas la moindre trace de Vaudou. Gabriel se mit à espérer que Grace ne s'était pas trompée.
Inquiétude inutile. Vu de l'intérieur, le magasin ressemblait moins à une pharmacie qu'à l'échoppe d'un marabout. Toutes sorte de remèdes maison aux noms ésotériques s'alignaient sur des étagères métalliques ; sans être botaniste, Gabriel se disait que les plus végétaux de ces noms n'avaient rien à voir avec les répertoires classiques. Contre le mur du fond, il y avait même des choses dans des jarres, des choses dont Gabriel était à peu près certain qu'elles avaient été vivantes, même s'il ne voulait pas s'aventurer à les identifier.
Un vieux mannequin habillé de ce qui avait dû être une robe de chambre montait la garde à côté de la porte. Il était surmonté d'une tête de crocodile. Après s'être remis de sa surprise, Gabriel examina la tête. De toute évidence, c'était une vraie, et ses écailles étaient même desséchées et racornis par le temps. Rien à voir, donc, avec l'écaille du bord du lac... Alors pourquoi Gabriel avait-il brièvement repensé au lieu du crime en regardant la tête ? Peut-être parce que dans sa propre tête, il associait "crocodiles" et "Lac Pontchartrain"...
"Masque : 100 $", annonçait l'étiquette accrochée à une dent du crocodile. De toute manière, ce n'était pas dans ses prix.
Derrière un comptoir vitré se trouvait un homme dont les yeux n'avaient pas quitté Gabriel depuis son arrivée. Il était plutôt petit, mais avait l'air costaud. Sa coupe très courte était sans doute imposée davantage par le temps que par la mode, et le bas de son visage sombre était assombri encore par de la barbe. Il avait les bras croisés dans une attitude protectrice. Derrière lui se trouvaient des bougies tout aussi faites maison que le reste, et des accessoires pour fabriquer soi-même sa poupée vaudoue. Gabriel avait encore du mal à réaliser que tout ceci eût pu exister à la Nouvelle-Orléans depuis des décennies sans qu'il en ait jamais vraiment été conscient – une culture obscure et hermétique à quelques pâtés de maisons de chez lui. Et lui qui se croyait être un homme du monde.
– Comment ça va ? demanda-t-il chaleureusement en allant vers le comptoir.
L'homme répondit en secouant la tête d'une façon qui n'avait rien d'engageante.
– Je m'appelle Knight, poursuivit Gabriel en tendant la main.
L'autre ne la lui serra pas et détourna le regard, mais il répondit malgré tout.
– Walker. Willy Walker.
– C'est à vous ici ? demanda Gabriel en retirant sa main.
– A moi, à mon père, à son père avant lui, dit Walker.
– C'est pas mal. Moi aussi, j'ai une boutique dans le Quartier, dit Gabriel, comptant un peu sur cette caractéristique partagée et sur son accent local pour briser la glace – en vain. C'est pour le Vaudou, tout ça ?
– Rien à voir, m'sieur, répondit Walker. Je vends des souvenirs, voilà. C'est tout.
– Comment ça, vous êtes en train de me dire que tout ça ne sert pas pour le Vaudou ?
– J'sais pas ce que font les gens avec ce qu'ils m'achètent, moi. Je vends des souvenirs, des trucs locaux. Les touristes aiment ça. Rien de plus.
Walker : 2, Gabriel : 0. Mais l'écrivain commençait à comprendre le principe.
– Vous savez, je ne suis pas journaliste, policier ou ce que vous voulez, assura-t-il. Je m'intéresse juste à la religion. Elle a une histoire fascinante.
– J'y connais rien. J'ai juste de vieux remèdes populaires, c'est tout.
Super.
Gabriel regarda autour de lui, espérant trouver l'inspiration. Une plaquette posée sur le comptoir disait "On vend des souvenirs ici ! Aucun résultat garanti !", et devait avoir été écrite par Walker lui-même. A côté, une autre plaquette faisait état d'une promotion alléchante : "Spécial Veille de la St-Jean ! 1 lagniappe pour chaque achat. "Élixir de Passion" ou "Huile de Chance. GRATUIT !"
– Qu'est-ce qu'il y a, la veille de la St-Jean ? demanda-t-il.
– C'est une fête locale, répondit Walker en fronçant les sourcils. C'était comme ça du temps de mon père, et de son père...
– Avant lui, oui, j'ai compris. Bizarre, je n'en avais jamais entendu parler.
Walker haussa les épaules, ne se sentant nullement concerné par l'ignorance de Gabriel.
Au point où il en était, Gabriel était prêt à tout pour provoquer une réaction chez son interlocuteur, quelle qu'elle soit. Il ressortit la photo et la lui tendit.
– Est-ce que vous reconnaissez quoi que ce soit dans...
Walker fixa la photo, les yeux écarquillés.
– Cabri sans cor'... murmura-t-il d'une voix rauque.
Il laissa tomber la photo comme s'il s'était agi d'un scorpion.
– Quoi ? le pressa Gabriel.
Walker s'humecta les lèvres, se frotta les mains sur son pantalon déjà crasseux et fit un pas en arrière, comme pour s'éloigner du papier glacé sur le comptoir.
– Vous avez dit quelque chose ? insista Gabriel. Cabri sans cor' ? C'est du français ?
Mais même s'il n'était pas le moins du monde prêt à revenir là-dessus, Walker avait retrouvé son calme impassible. Il croisa de nouveau les bras.
– Je n'ai pas dit ça, dit-il d'une voix qui n'avait plus tout à fait la même assurance.
– Bien sûr que si. Je vous ai entendu, vous avez dit...
– Vous avez mal entendu, m'sieur. Et rangez ça maintenant, je veux pas que des clients entrent et voient ça.
Gabriel reprit donc la photo et la remit dans une poche de son manteau. Si déplaisante à regarder qu'elle fût, elle avait décidément un don pour générer les réactions les plus bizarres. Walker paraissait sur le point d'ajouter quelque chose, mais le carillon à l'entrée tinta et les deux hommes se tournèrent dans sa direction.
– Yap, yap, yap !
Un petit chien fit son entrée, dans les bras d'une petite dame blanche, si vieille et ridée qu'elle ressemblait à une pomme oubliée. Elle ne faisait peut-être pas plus d'un mètre cinquante, et donnait l'impression qu'il suffisait d'un éternuement un peu trop fort pour la briser. Une robe bleue défraîchie répondait à un petit chapeau vieillot posé sur ses cheveux gris. Tandis que Gabriel se remettait à examiner les marchandises, elle se dirigea avec assurance vers le comptoir.
– Bonjour, Monsieur Walker.
– Bienvenue, Madame Cazaunoux. Comment ça va ?
– Oh, je suis au plus mal ! se plaignit aussitôt Madame Cazaunoux en revenant à l'anglais. Je suis sûre que quelqu'un a enterré un Sac d'Insomnie quelque part près de chez moi. Cela fait une semaine que je ne ferme plus les yeux !
– Mes condoléances ! Alors vous voulez des Chandelles de Bonne Nuit ?
– Oui, cela devrait aider. J'ai vraiment tout essayé ! J'ai récité trois fois le rosaire ce matin pour que Notre Dame me vienne en aide.
– C'est bien de prier, je vous comprend, mais avec ces chandelles, y aura plus un gris gris pour vous tenir réveillée.
– Soyez béni, Monsieur. Mettez-les sur mon compte et faites-les livrer chez moi. Oh, et autre chose ! Je ne l'ai pas vue faire, mais je sais que Madame Lefèvre a mis de la poudre de Maux de Ventre dans mon thé à la dernière réunion des grandes dames Créoles. Je souffre le martyre !
– Alors on va retourner ça contre elle ! Mettez neuf têtes d'épingles dans une petite boîte, ajoutez une pincée de terre de cimetière et mettez ça à sa porte. Demain matin, c'est Mme Lefèvre qui se réveillera avec les maux de ventre !
– Ce sera bien fait ! Envoyez-moi aussi tout cela. Je dois me protéger – avec l'accord de la Sainte Vierge, bien sûr.
– Vous inquiétez pas, Madame. La Vierge ne vous en voudra pas de punir les méchants.
– C'est exactement ce que disait ma grand-mère ! Merci beaucoup. Vous savez où envoyer ma commande.
– Mais de rien, Madame. Au revoir.
– Au revoir, Monsieur Walker.
Le carillon sonna de nouveau. Gabriel réfléchit un moment, puis revint vers le comptoir.
– Votre cliente, là, la petite vieille ? Elle avait l'air de s'y connaître. Est-ce que...
– Quelle cliente, m'sieur ?
– ... Non, ce n'est rien. Merci.
Walker hocha légèrement la tête, avant de s'emparer d'un chiffon et de se mettre à essuyer la portion du comptoir où la photo s'était posée.
* * *
Sentant le découragement le gagner, Gabriel décida qu'il lui fallait un temps de réflexion. Il partit vers le Square Jackson. Tandis qu'il slalomait dans le trafic engorgé du Quartier Français, les rouages de son esprit tournaient et retournaient sans cesse de façon anarchique. Tu parles d'un grand détective ! Sa source policière, Mosely, ne lui fournissait pas exactement les vastes secrets vaudous dont il avait espéré faire la pierre angulaire de son roman. Non, la police ne savait fichtre rien... et prendre les choses en mains soi-même n'aidait pas vraiment non plus. Bon sang, pas étonnant que la police se soit jetée sur la piste mafieuse. C'était une bête familière, et Gabriel commençait à se dire qu'il aurait été plus facile de faire chanter une aria à un gangster que de s'obstiner à faire parler les adeptes qu'il venait de rencontrer. Ses visions de femmes au foyer désespérées trompant l'ennui avec l'intrigue "magistrale" (dixit le New York Times) du "best-seller policier de l'année, inspiré de faits réels, commencèrent à paraître de plus en plus lointaines.
Voilé. Ce mot lui revenait sans cesse en tête. Voilé. Comme les danses du Square Congo. Tu vois ce que nous voulons que tu voies – juste assez pour te rendre nerveux, juste assez pour te donner la chair de poule, juste assez pour que tu comprennes que tout cela t'est et te sera à jamais étranger, que nous avons un pouvoir qui dépasse ton entendement, que tu n'en percevras jamais qu'un faible écho et rien de plus. N'espère pas voir le vrai, ce n'est pas pour toi. Tu peux le craindre, tu peux le désirer, tu peux le maudire, mais tu ne le verras jamais vraiment. Pourquoi ? Parce nous choisissons de te mettre à l'écart.
Pris par le dégoût et la frustration, Gabriel abattit son poing sur le guidon chromé de sa moto.
– Bon sang de merde !
Il songea à revenir au "drug store" et à extraire la vérité de la bouche du propriétaire à mains nues. Qu'est-ce que t'as dit ? Qu'est-ce que t'as dit quand je t'ai montré la photo, bordel, et qu'est-ce que ça veut dire ?!
C'était une idée satisfaisante, et Gabriel s'amusa à l'imaginer en détail, mais la réalité le rattrapa et son cortège de problèmes avec. Tout d'abord, il ne s'était pas risqué à la bagarre depuis le collège, et avait eu largement le temps d'oublier le mode d'emploi de ses poings depuis. Deuzio, le bon vieux Walker semblait du genre à garder un bon vieux fusil sous son comptoir pour ce genre d'occasions. Un type qui mettait des barres d'acier sur ses fenêtres et sa porte avait forcément quelque chose à portée de main sous la caisse, et ce n'était certainement pas des bonbons pour les gamins. Quant au Docteur John, il était peut-être habillé comme un disciple de Gandhi, mais bon Dieu, qu'il était immense.
Charme, 0. Force brute, 0. Gabriel n'avait pas grand-chose à faire valoir dans ces deux domaines, et n'était pas sûr d'avoir d'autres talents prêts à l'emploi.
Il arriva au niveau du Square Jackson, gara sa moto et continua à pied. N'étant pas vraiment du genre introspectif, il poussa un soupir et décida d'arrêter de ruminer. En tant que Verseau, il n'était de toute façon pas de ce genre, et quand une humeur désagréable le suivait, il préférait se changer les idées que de rester arrêté dessus. Et à bien y réfléchir, quelle importance ? Donc, il n'écrivait pas ce bouquin sur le Vaudou. De toute manière, personne ne l'attendait, ni son agent, ni le public. Les auteurs actuellement en tête des ventes n'auraient rien contre un compétiteur en moins. Donc, il restait là à se curer les dents de sagesse, et ne se faisait jamais connaître. Quelle importance ? S'était-il vraiment attendu à tordre le cou à la malchance familiale ? Et il avait trente-trois ans. N'était-il pas temps que la Faucheuse vienne le cueillir ?
D'ordinaire, ce genre de rhétorique marchait à merveille. Elle lui avait servi pendant de nombreuses années, en de nombreuses occasions. Cette fois-ci, cela sembla aussi fonctionner. Il sentit sa colère s'étioler en lassitude. Il attendit la résignation avec impatience. Il était à présent sur les pelouses, et il regarda longuement autour de lui. Il pouvait tout aussi bien abandonner maintenant et passer le reste de sa journée allongé dans l'herbe. Il s'assit et attendit.
Mais la résignation ne vint pas. Sa colère avait disparu, mais son esprit ne lâchait pas. Il explorait déjà une autre voie. D'accord, alors pas le charme, pas la force... qu'y a-t-il d'autre ? Tel un boa miniature, il s'était enroulé autour de l'idée du libre et ne la laissait pas s'échapper. Gabriel le reconnut avec une certaine surprise et se força à réexaminer l'idée du livre avec un œil neuf et rationnel. Bien. Évidemment que ce serait sympathique, après tout, qui n'avait pas envie de se retrouver sur la liste des best-sellers ? Mais... mais... non. Cette réalisation le frappa comme un direct à l'estomac. Ce n'était même plus du livre qu'il était question. Ce n'était pas le livre qui avait élu domicile dans son cortex tel un démon refusant l'exorcisme. Ça n'allait pas être aussi simple, ça n'allait pas lui tomber tout cuit dans le bec comme un poulet rôti, ni même s'approcher assez lentement et nonchalamment pour laisser à Gabriel le temps de l'attraper. Il allait devoir se bouger l'arrière-train pour attraper ce "ça" encore indéfini ; et pour une fois dans sa vie, Gabriel Knight, qui ne s'était jamais investi sérieusement dans quoi que ce soit, n'était pas prêt d'abandonner.
Sa mémoire le renvoya à Malia Gedde, à ses yeux qui brillaient presque depuis l'arrière de la limousine, au cadavre sous la bâche – à son visage blanc et figé, à sa poitrine ouverte –, à l'odeur étouffante de l'encens du musée, au regard du Docteur John qui le traversait comme s'il n'existait même pas, à la poudre blanche qui lui grattait toujours les neurones, au couteau, à sa lame sinueuse... un voile, un voile.
Sa colère revint dans un ressac inattendu. Non.
Il y avait peut-être eu trop de cauchemars, trop de nuits passées à avoir peur sans rien pouvoir y faire, trop de malchance, trop de pauvreté, trop d'amourettes insignifiantes, trop de temps passé à regarder la vie lui échapper en attendant la mort. Pas cette fois. Pas moi. Pas question.
Et cela faisait du bien. Un bien fou. Sa colère était devenue quelque chose de puissant. Gabriel la tournait et la retournait dans sa tête telle une arme, la soupesant, l'examinant. Et merde ! C'était trop bon pour passer à côté.
Son corps était tendu sur l'herbe comme celui d'un futur marathonien. Son esprit bourdonnait. C'était donc ça, l'adrénaline ? Pas étonnant que Grace y soit accro. De nulle part, une autre pensée rampa jusqu'à lui pour lui planter ses crocs dans la cervelle.
Et si tu réussis ? Et si tu arrives à déchirer le voile ? Est-ce que tu es prêt pour ce qui t'attend derrière ? Vraiment prêt ?
Mais il n'était pas question que cela l'arrête. D'un coup de pied mental, Gabriel renvoya cette pensée dans les limbes. Sa jauge d'adrénaline était toujours au plus haut. Il sourit, allongé dans l'herbe, et la but comme du petit lait.
Il était toujours en train de sourire lorsque des exclamations lui parvinrent.
– Hé ! Attrapez ça ! lança une voix d'homme.
Il leva les yeux, sentant le sang affluer et refluer, et quelque chose de blanc et plat passa devant ses yeux. Il recula d'instinct, et se sentit aussitôt idiot – ce n'était qu'une grande feuille de papier. Alors qu'il se préparait à la saisir, un autre coup de vent la porta hors du périmètre de la pelouse. Gabriel se remit debout.
– Merde ! cria un jeune homme brun d'une petite vingtaine d'années, vêtu d'un T-shirt portant une photo d'une maison de Frank Lloyd Wright.
Derrière lui, Gabriel vit un chevalet à présent vide et une table pliante portant toutes sortes d'outils pour le dessin. Il n'avait même pas remarqué l'artiste en s'asseyant. Autant pour ses talents d'observateur.
Le propriétaire de la feuille commença à la poursuivre.
– Désolé, dit Gabriel en le voyant passer.
– Merci d'avoir essayé, répondit l'autre, sans s'arrêter dans sa poursuite.
Le dessin et son propriétaire se dirigèrent vers la statue de Jackson, et Gabriel les perdit de vue, avant de se mettre à les suivre nonchalamment. Encore un drame du quotidien. De toute façon, il avait l'intention de se lever.
Lorsqu'il eut retrouvé l'artiste, celui-ci essayait de glisser son bras entre les barreaux serrés de la grille qui entourait la statue de Jackson. Le dessin était arrivé contre le socle de la statue, et même en y mettant toute sa bonne volonté, l'artiste était toujours au moins trente centimètres trop loin pour l'attraper.
– J'y crois pas ! ragea l'homme en se levant.
A présent, Gabriel pouvait avoir un bon aperçu du dessin. C'était un croquis très précis de la façade de la Cathédrale St-Louis.
– Dommage, commenta-t-il. C'est un beau dessin.
– C'était, oui. Bon sang, vous y croyez, vous ? J'étais censé rendre ça demain pour mon portfolio. Ça fait une semaine que je suis dessus !
– Vous faites les Beaux-Arts ? demanda Gabriel, assisté par son intuition légendaire.
– L'école d'architecture, oui, répondit l'homme en roulant des yeux. Enfin... maintenant, je n'ai plus qu'à chercher du travail chez Burger King.
Il donna un coup de pied rancunier à la grille, et le regretta aussitôt.
Les deux hommes examinèrent tous les deux la grille. Elle était de fer forgé peint en noir, avec des barreaux suffisamment serrés pour éloigner les pigeons et les gauphres et surmontés de pointes à l'air cruel. Simultanément, ils regardèrent les pointes, et simultanément, ils serrèrent les jambes.
– Perdu pour de bon, soupira l'homme avec résignation.
– Vous ne pouvez pas le refaire ?
– Pour demain ? Bien sûr... Et dire que je me croyais en avance. Merde ! Pourquoi est-ce que ça tombe sur moi ?
Gabriel le comprenait parfaitement. Il avait même dû jouer un rôle dans les malheurs de l'artiste, simplement en restant là et en le contaminant avec sa malchance.
N'ayant rien de mieux à faire, il suivit l'homme défait jusqu'à son chevalet, et commença à examiner un de ses compas.
– C'est du beau matériel, heu... commença-t-il dans une tentative de réconfort.
– Max. Ouaip. Avec ça, on peut faire tout ce qui est linéaire et anguleux... Par contre, pour faire du Monet, ça ne servirait à rien.
– Je vais voir ce que je peux faire, proposa Gabriel.
– Vous n'allez quand même pas escalader la grille, fit Max avec un air inquiet.
– Non, je ne vais quand même pas escalader la grille. Mais je vais quand même voir ce que je peux faire.
– C'est gentil, mais au point où j'en suis, je n'ai plus qu'à recommencer, rétorqua amèrement Max. Qui sait, il y aura peut-être des miracles en solde.
Il tira une nouvelle feuille de son carton à dessins, et l'installa sur le chevalet. Gabriel le laissa en cette bonne compagnie.
Il continua de marcher lentement dans le parc et de réfléchir. Pourquoi se donner la peine ? Cinq minutes avant, il était gorgé d'adrénaline et prêt à aller casser la figure à des adeptes du Vaudou. Mais les instruments de Max lui avaient donné une idée... Et il se disait que du temps investi maintenant ne serait pas vraiment une perte, sur le long terme. Pas de charme, pas de force brute, mais alors quoi ?
Arrivé au sud-ouest du parc, Gabriel vit une silhouette familière. C'était celle de George, le vendeur de hot-dogs. Gabriel était en bons termes avec lui, ce qu'il n'hésitait pas à utiliser à son avantage pour manger. Et Dieu merci, George était là avec son chariot, en train de lire à l'ombre d'un grand parasol aux couleurs vives.
Joe et son groupe étaient là aussi, improvisant sur le thème de When the Saints, et non loin de tout ce petit monde, un gamin des rues faisait son numéro. La planche de bois grossier qu'il déplaçait de coin touristique en coin touristique était posée à plat sur l'herbe, et il faisait des claquettes au rythme de la musique, les bras écartés avec l'énergie des moins de treize ans. Son visage noir était barré d'un sourire si large qu'il devait en être douloureux et éclairé par de grands yeux impatients. Un quart d'étain actuellement vide était posé en équilibre précaire à côté de sa planche. Gabriel connaissait ce garçon de vue, mais ne connaissait pas son nom. Il y avait beaucoup d'enfants comme lui dans le Quartier, et au moins, celui-ci était doué.
Pour l'heure, le garçon semblait tiraillé entre danser pour les passants, dont aucun ne semblait s'intéresser à lui, et danser pour George, qui était tout aussi peu intéressé. Il était terriblement petit et malingre ; il pouvait avoir douze ans, mais en paraissait huit. Il semblait terriblement affamé ; mais il pouvait danser tant qu'il voulait, cela n'impressionnerait pas George. Le vendeur de hot-dogs n'aimait qu'une chose, et contrairement à Gabriel – qui ne s'en privait pas –, le gamin n'était pas en mesure de jouer sur ce goût.
Gabriel était lui-même affamé. Il essaya de se souvenir de la dernière fois où il avait mangé et en fut incapable. Ce n'était certainement pas la veille, et encore moins aujourd'hui. Grace lui criait toujours dessus, disant qu'à ce compte-là, il n'aurait plus de muscles ; elle avait probablement raison, mais de toute manière, il n'avait jamais vraiment eu de muscles.
– George ! lança-t-il en venant vers le vendeur.
George leva les yeux de son livre et le referma à contrecœur.
– Gabriel, constata-t-il. Comment vont les affaires ?
– On ne peut mieux, mentit Gabriel. Si on faisait un autre marché, l'ami ?
– Je ne sais pas... grommela George avec un air sceptique. Il faut vraiment que tu refasses les stocks. La dernière fois que je suis passé, je n'ai rien vu d'intéressant.
– Oh, on a du nouveau, affirma Gabriel avec aplomb. Un héritier qui voulait se débarrasser de sa bibliothèque. Dont de vieilles éditions de Chandler, ajouta-t-il.
Les yeux de George se mirent à briller. C'était vraiment trop facile, et Gabriel faillit se sentir coupable.
– Cool ! J'essayerai de passer ce soir.
Gabriel poussa un soupir. Grace allait être furieuse après lui.
– Alors le marché habituel ? Qu'est-ce que tu en penses ?
– Oui, pas de problèmes ! dit George avec impatience en commençant à préparer un hot-dog.
Gabriel jeta un œil au gamin qui dansait toujours. Remarquant l'intérêt de Gabriel, celui-ci fit un salto arrière et le fixa en retour avec impatience. C'est qui le meilleur ?
– Réflexion faite, George, mets-m'en deux, soupira-t-il. Et je double la valeur de ton bon.
– Ok, d'accord, répondit simplement George.
Gabriel arracha une feuille de son carnet, écrivit Bon pour 10$ d'achats à la Librairie St-George. Et il signa.
Muni de deux hot-dog bien garni, Gabriel s'assit dans l'herbe, près du petit danseur, qui le regarda avec envie.Gabriel décida de laisser durer l'instant. Il mangea lentement son hot-dog. Aux premières bouchées, son estomac commença à se plaindre, comme s'il n'arrivait à pas à reconnaître ce qui lui était envoyé, mais il se mit ensuite à faire de grandes manœuvres. Le piquant de la moutarde et le croquant des oignons caramélisés éveillèrent en Gabriel une faim de loup. Il aurait bien aimé s'attaquer aussi au second hot-dog, mais celui-là était promis à un autre destin.
– Hé, petit ! lança-t-il pour attirer l'attention du garçon.
Les claquements métalliques s'arrêtèrent soudain.
– Quoi ?
– Tu le veux ? demanda Gabriel en brandissant le second hot-dog.
– Ça oui ! s'exclama le garçon, les yeux à présent vastes comme des soucoupes.
Il bondit presque jusqu'à Gabriel, s'empara du hot-dog et le fit disparaître en trois bouchées.
– Merchi, m'shieur, dit-il, la bouche encore pleine.
– De rien, répondit simplement Gabriel.
– Si vous faut quelque chose de spécial, je suis là, dit fièrement le petit avant de revenir sur sa planche et de se remettre à danser.
Gabriel revint vers la statue de Jackson. La feuille était toujours là, à présent plaquée au socle comme un papier peint. Il fronça les sourcils, leva les yeux vers les pointes, les baissa de nouveau. Il essaya de faire bouger les barreaux. En vain. Il tenta de se glisser entre eux. Rien à faire. La poitrine ne passait pas, le derrière non plus. Pour la première fois de sa vie, Gabriel trouvait encombrants son torse plat et ses fesses maigres. Il fronça de nouveau les sourcils. Il était trop gros.
Lui, peut-être, mais...
La lumière finit par se faire dans son cerveau. Le goût de la moutarde lui était resté sur les dents.
Il vous faut quelque chose... ?
Le garçon ne fit pas trop de difficultés pour suivre Gabriel jusqu'à la statue, et il réussit à se glisser entre les barreaux, même s'il n'y avait clairement rien de trop. Il s'empara du dessin et le rendit à Gabriel avec un air légèrement vexé. Je croyais que vous vouliez un truc difficile !
Gabriel tint bien la feuille à deux mains. Pas question qu'elle joue de nouveau les filles de l'air.
Max leva les yeux à l'approche de Gabriel. Sur la nouvelle feuille, il avait dessiné un carroyage, mais guère plus, et il resta bouche bée de voir ce que Gabriel lui apportait.
– Mon dessin ! jubila-t-il en le prenant délicatement.
– Est-ce qu'il est toujours bon ?
Max examina attentivement son œuvre. La feuille était un peu froissée, mais ne portait aucune tache.
– Bon ? Vous me sauvez la vie, là, dit-il en rangeant la feuille dans le carton à dessins, sur lequel il posa ensuite ses outils les plus lourds. Au fait, je ne connais pas votre nom.
– Knight. Gabriel Knight.
Ils échangèrent une franche poignée de mains.
– Eh bien, merci Gabriel. Merci beaucoup.
Gabriel s'éclaircit la gorge.
– En fait, j'aimerais avoir votre opinion sur quelque chose, annonça-t-il. Enfin, si vous avez une minute.
– D'accord. Qu'est-ce que c'est ?
Gabriel poussa un soupir soulagé. La chance était peut-être bien en train de tourner, en fin de compte. Il donna à Max l'enveloppe jaune dans laquelle il avait mis les six photos des motifs et son croquis du Lac Pontchartrain. Max les examina toutes attentivement, les sourcils froncés.
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
Bonne question.
– C'est, heu, hm... ça vient de... d'Haïti. Je fais des recherches pour un livre, et un de mes amis m'a envoyé ces motifs. Apparemment, on en trouve partout là-bas. Et, hm, mon ami pense que tout ça fait partie d'un plus grand motif. Vous voyez, là où c'est à peu près net, là et là ? dit Gabriel en désignant du doigt les endroits en question sur les photographies. Et ce croquis, c'était le dernier. Il... hm... il n'avait plus de pellicule.
– Ah ? Haïti ? répéta Max. Intéressant.
– Très intéressant, c'est sûr. Il pense que ça fait partie du même dessin, mais c'est un peu dur à reconstituer, vous voyez ? Enfin je me suis dit qu'il y avait assez d'endroits nets pour que quelqu'un d'un peu doué puisse faire ça.
Max continua d'examiner les photos. Il fouilla parmi ses outils et prit une sorte de grosse lentille. Alors qu'il la passait au-dessus des photos, Gabriel réalisa qu'il s'agissait d'une loupe sacrément plus moderne que son vieux modèle à la Sam Spade.
– C'est peut-être bien vrai, avança finalement Max. Ça a l'air symétrique. Il faudrait arriver à faire un de ces arcs en entier, et à reporter ça sur tout le cercle. Enfin, sur les bords, il y a l'air d'y avoir quelques variations. Mais j'ai encore besoin d'un peu de temps avant de pouvoir vous dire si c'est possible. De tout reconstituer.
– Est-ce que vous pourriez... ? Je ne veux pas vous prendre trop de temps, mais...
Max le regarda d'un air incrédule, et il lui servit son plus beau sourire penaud.
– Vous voulez que je le reconstitue ?
– Si vous y arrivez, je vous mettrai une belle place dans les remerciements, promit Gabriel.
– Eh bien, je... vous savez quoi ? Je n'ai plus de travail pour ce soir vu que vous avez récupéré mon dessin. Je passerai la soirée dessus, et on verra comment ça se passera. Après, je serai occupé demain, et la semaine prochaine....
– Ce soir, si vous pouvez, ce sera très bien. Vraiment. Merci beaucoup.
Max glissa les documents de Gabriel dans son carton à dessin et commença à ranger son matériel.
– Ce n'est pas grand-chose. Mais qu'est-ce que c'est que ce motif, au juste ? demanda-t-il.
Le sourire de Gabriel se figea.
– Réponse franche ? Je ne sais pas, avoua-t-il. Mais on verra, non ?
Max sembla s'en contenter.
* * *
Gabriel quitta le parc très satisfait de lui-même. Non seulement il avait trouvé à manger, mais pour la première fois depuis le début de cette affaire, il avait le sentiment d'avoir fait des progrès. Il était vrai que les experts de la police n'avaient rien su faire du motif alors qu'ils disposaient du même matériau brut, mais Gabriel avait le sentiment qu'ils ne s'étaient pas donné trop de mal pour en faire quelque chose. Mosely se moquait du motif en ne pensait même pas que c'en était un. Pourquoi un autre policier irait-il explorer cette piste boueuse ?
En pensant à Mosely, Gabriel se retrouva de fil en aiguille à penser à Malia Gedde, à la façon dont elle l'avait regardé depuis l'arrière de la limousine. Et de fil en aiguille, il se retrouva à penser qu'il avait toujours son adresse, qu'il avait même été chez elle, et qu'il n'était pas venu à bout de cette façade blanche.
Mosely avait raison. Malia Gedde n'avait sans doute rien à voir avec l'enquête. Ce n'était et cela n'avait jamais été qu'une excuse. Alors pourquoi ne pouvait-il pas s'empêcher de penser à elle ? Elle n'était pas vraiment son genre. Oh, elle était certainement le genre de tous les hommes, c'était certain, mais cela faisait très, très longtemps que Gabriel ne s'était pas donné de mal pour une femme. Pourquoi maintenant ? Pourquoi elle ? Il savait simplement qu'elle faisait partie de ce que son esprit ne voulait pas lâcher et qu'il la voulait. Il la désirait. A la moelle, là où ça comptait, il voulait la voir, la connaître, avec l'urgence d'une veille d'Apocalypse. Le mécanisme de freinage qui se mettait normalement en œuvre dans sa tête quand il rencontrait une femme qui comptait à ce point ne se déclencha tout simplement pas cette fois. Les vannes étaient ouvertes et ses hormones étaient lâchées à toute vapeur.
Le ciel nuageux avait pris la teinte des fins d'après-midi et la température avait légèrement baissé, mais le jour n'était pas terminé. Si vous n'avez pas de rendez-vous ni d'affaire officielle à traiter, je ne peux vous annoncer. Ce type-là n'avait pas l'air de croire que Gabriel pourrait avoir une affaire officielle à traiter, c'était bien le problème. Il trouvait que Gabriel n'avait pas la tête de l'emploi, et il avait raison. Mais les apparences, ça se trafique...
N'est-ce pas ?
Avant d'arriver en vue de la Librairie St-George, Gabriel fit demi-tour et revint vers le commissariat.
Le bâtiment était calme. La chaleur doit ralentir les criminels, se dit Gabriel, et il remercia la Providence que ce ne fût pas la saison de Mardi Gras. Frick leva brièvement les yeux vers lui, et lui fit signe de passer. L'officier Franks ne lui accorda même pas un regard alors qu'il passait.
Gabriel était sur le point d'entrer dans le bureau de Mosely lorsqu'il remarqua que le clapet qui cachait d'ordinaire les commandes de la climatisation avait été relevé. Il s'arrêta et regarda longuement le petit boîtier. Il était revenu avec l'espoir que Mosely l'aiderait à régler son petit problème, mais était-ce bien réaliste ? Le ferait-il de son plein gré ? Sans doute pas, surtout s'il savait que c'était à cause de Malia Gedde. Gabriel essaya de se représenter Mosely tel qu'il l'avait vu la dernière fois, assis dans son bureau avec son horrible imper jaune et son...
Il regarda autour de lui, mais personne ne le regardait en retour. Il appuya sur le bouton "+" jusqu'à faire monter la température dans les vingt-cinq degrés, avant de se recoiffer devant le miroir et d'ouvrir la porte.
– Hey hey, Mostly chéri ! dit-il joyeusement en entrant.
Mosely s'était assoupi ; il se releva d'un bond et se frotta les tempes.
– Ta gueule, Knight. On t'a jamais appris à frapper ?
Gabriel referma la porte derrière lui et frappa trois coups.
– Crétin ! grommela Mosely.
– Du nouveau ? demanda Gabriel en s'asseyant en face de lui.
– Pas grand-chose, non. On a juste eu les résultats de l'autopsie et de l'analyse des échantillons du lieu du crime. On interroge tous ceux qu'on peut depuis ce matin... Pas le moindre putain de nouvel indice. Ah si, on a juste...
– Juste quoi ?
Mosely leva les yeux vers Gabriel et poussa un soupir.
– Des poils de léopard.
Gabriel sentit un frisson lui courir le long de la nuque. Le léopard hurle, et...
– Des poils de léopard ? répéta-t-il. Tu te fous de moi ?
– J'aimerais bien...
– Mais comment ça, des poils de léopard ?!
– A ton avis, Knight ? Ils ont trouvé des poils sur le lieu du crime et les ont analysés. C'est du poil de léopard.
– Mais... ! Comment est-ce qu'ils auraient pu amener un léopard là-bas, et pourquoi, bordel, et...
– Du calme, Knight ! Bon sang, le prends pas personnellement !
Gabriel se força à se taire. Son cœur battait à tout rompre.
– Désolé.
– En tout cas, on ne pense pas que ça vient d'un vrai léopard.
– Qu'est-ce que tu veux dire, pas un vrai, je croyais que...
– Bon, d'accord, c'est du poil léopard, mais ça faisait longtemps que ce n'était plus sur le dos de la bête, si tu vois ce que je veux dire.
Gabriel mit un peu trop de temps avant de saisir.
– Des vêtements ? Des vêtements en peau de léopard ?
Non, pas des vêtements, tu le sais bien, c'est un...
– Je pense, confirma Mosely. En tout cas, ça en a l'air.
– Ce n'est pas habituel, si ? demanda Gabriel. Ça ne te fait pas une piste ?
Les sourcils froncés, Mosely se frotta la joue en un tic que Gabriel lui connaissait depuis qu'il était en âge de se raser.
– Ouais... dit-il lentement. On va faire le tour de tous les marchands de fourrures de la ville. Mais tu vois, je ne pense pas que c'était quelqu'un qui s'est ramené en manteau de fourrure. T'es bien d'accord, ce ne serait pas logique ? On table plutôt sur autre chose. Une ceinture, peut-être, ou une jupe, ou peut-être simplement que l'un des assassins s'était roulé avant dans une descente de lit en peau de léopard...
Ouais, ou un...
– Il y a plusieurs endroits en ville où on peut se procurer ça. Des trucs de punks. On verra. Si ça ne vient pas de là-bas, on ne sera pas très avancés.
– Eh bien, c'est déjà quelque chose, commenta Gabriel avec espoir.
– Ouais, et c'est vrai qu'on part pas de beaucoup avec cette enquête. Et toi alors, t'as écrit aujourd'hui ?
– Beaucoup, dit Gabriel en repensant au bon d'achat de George. Bien plus que je ne pouvais me le permettre.
Mosely hocha la tête, l'esprit ailleurs. De la sueur commençait à perler sur son front. Gabriel lui-même sentait la chaleur lui monter aux joues.
– On étouffe ici, fit-il remarquer.
– Hm ? Oh, ouais. Il fait chaud, c'est vrai. On doit être mal exposés ou un truc comme ça.
Gabriel se redressa, s'étira pour améliorer son effet, et enleva son manteau.
– Pfiou ! Mais c'est la canicule ! insista-t-il. Tu n'as pas chaud, toi ?
– Si, admit Mosely.
Il resta un moment à regarder le téléphone sans paraître le voir, puis enleva son imper et le posa sur le dossier de sa chaise.
– La climatisation doit déconner, conclut-il.
Gabriel dut se mordre la lèvre pour s'empêcher de sourire.
– Est-ce que tu aurais du café ? Je meurs d'envie d'en boire une bonne tasse, dit-il innocemment.
– Café ? Tu veux du café ?
– Ça te surprend ?
– Nan, t'as toujours été accro à la caféine. Mais je te préviens, on n'est pas vraiment équipés ici. Attends une minute.
Mosely prit son téléphone et Gabriel se mit à désespérer, mais il raccrocha très vite avec un air exaspéré.
– Cette Franks, elle déteste quand je lui demande d'aller me chercher un café. Comme si c'était pas un service qu'on peut se rendre entre collègues ! Très bien, je vais te chercher ça moi-même, grogna-t-il en se levant.
– Merci. Tu es un vrai ami.
Une fraction de seconde après que Mosely eut quitté son bureau, Gabriel bondit presque pour séparer le badge de l'imper jaune. Il le fourra dans la poche de son jean, remit son manteau et partit précipitamment.
Il croisa Mosely juste à la sortie du bureau. L'inspecteur avait un gobelet plastique en main, qu'il faillit renverser en voyant Gabriel débouler.
– C'est bon, Knight, ton café est là ! Pas besoin d'aller le poursuivre !
– Désolé, mon pote, mais je viens de me souvenir que je suis en retard. J'ai promis à Grace de rentrer tôt, tu vois.
Il prit malgré tout le gobelet des mains de Mosely. Ça lui ferait quelque chose à boire en route.
– Mais merci pour le café. Merci beaucoup.
Gabriel quitta le commissariat sous le regard incrédule de Mosely, qui n'avait pas bougé d'un pouce lorsque la porte vitrée se referma derrière le visiteur.
* * *
L'homme qui lui ouvrit la porte de la résidence Gedde était le même qu'au matin, et il ne semblait pas s'être radouci durant la journée. Il regarda de nouveau Gabriel avec la même condescendance.
– Je vous l'ai déjà dit, monsieur, si vous n'avez ni rendez-vous, ni motif officiel à votre venue, je ne peux pas...
Gabriel sortit le badge de sa poche et le déplia sous les yeux de l'homme.
– Inspecteur Mosely, de la police de la Nouvelle-Orléans ? dit-il avec sa plus belle voix de flic sudiste. Je veux voir Mademoiselle Gedde.
Ce n'était pas une requête polie, c'était un ordre. Après la journée qu'il avait eu, Gabriel trouvait cela agréable. Au fond, s'il n'y avait pas l'entraînement physique, les horaires fixes, la charge de paperasserie et les risques du métier, il aurait pu devenir policier.
L'homme cligna des yeux, mais resta par ailleurs impassible.
– Attendez ici, dit-il. Je vais voir si Mademoiselle Gedde peut vous recevoir.
La porte se referma et Gabriel resta sur le seuil, le cœur battant. Ce badge le ferait rentrer, c'était certain. Il souhaita vainement avoir un miroir, et dut se contenter de ses mains pour remettre en place ses épaisses mèches blondes. Il s'humecta les lèvres pour faire bonne mesure.
La porte s'ouvrit et l'homme réapparut.
– Veuillez me suivre, monsieur.
Gabriel eut son premier aperçu de l'intérieur de la demeure des Gedde sous la forme d'une entrée impressionnante où abondaient les belles décorations et, face à l'entrée, de deux escaliers incurvés menant à l'étage. Le plancher de bois certainement précieux était à moitié caché par d'épais tapis orientaux. L'homme ouvrit une porte sur la droite et tendit le bras pour inviter Gabriel à la franchir.
C'était une bibliothèque. Un feu crépitait dans une grande cheminée de marbre, mais malgré cela et la chaleur quasi-estivale, il faisait bon dans la pièce. De vastes étagères d'acajou allant du sol au plafond reposaient contre trois des murs, et regorgeaient de livres à la reliure de cuir.
– Attendez ici, je vous prie, dit mécaniquement l'homme.
Il referma la porte et partit.
– Ben merde, souffla Gabriel.
Rien que la vue de cette pièce l'excitait. Sa conception du Paradis ressemblait à peu près à cette bibliothèque, qui faisait ressembler la Librairie St-George à un vide-grenier ; pourtant, Gabriel avait mis tout son cœur dans la constitution de son offre, et souffrait de devoir se séparer ne serait-ce que d'un seul de ses livres. Heureusement que ce genre d'évènement n'était pas trop fréquent.
Il fit le tour, les yeux à présent rivés sur les reliures. La Divine Comédie de Dante, l’Iliade et l'Odyssée, Dickens, Trollop, Kafka, Copernic, Hugo, Cervantès...
Malia ne serait sans doute pas impressionnée par un exemplaire signé d'un des romans de Gabriel.
Dans l'angle formé par deux étagères se trouvait une grande statue. Elle était de marbre, et de son socle grossier surgissait la figure puissante d'un homme enchaîné. Gabriel l'avait déjà vue... Oui. Dans l'un des livres d'art de la librairie, c'était une image qui l'avait toujours attiré. Même le nom lui revenait... L'Esclave Rebelle, de Michel-Ange. Mais ce devait être une reproduction. Ou pas ? Gabriel eut un frisson.
– Que puis-je faire pour vous... Inspecteur ? demanda sa voix douce et grave.
Il se retourna. Malia Gedde venait d'entrer. Elle portait une robe de soie rouge grenat avec un col haut et de longues manches épousant la musculature discrète de ses bras. C'était un vêtement de bon goût, classique et discret, même s'il n'y avait rien de discret dans le corps qu'il recouvrait. Gabriel sentit sa bouche se dessécher.
– Merci d'avoir accepté de me voir, Mademoiselle Gedde, réussit-il à dire.
– C'est mon devoir de citoyenne, inspecteur. Je serai heureuse de vous aider de toutes les façons possibles. Je vous en prie, asseyez-vous.
Elle désigna de la main un des fauteuils placés de part et d'autre de l'âtre. Il réussit à prendre place sans trébucher, ce qui était un exploit quand les communications semblaient coupées entre sa tête et ses jambes.
– Est-ce que je peux vous poser quelques questions ? demanda-t-il en essayant d'avoir un air de professionnel.
– J'imagine que c'est pour cela que vous êtes venu, répondit-elle avec un sourire poli.
Gabriel se sentit lui rendre son sourire. Il poussa un profond soupir, dont il n'eut même pas conscience avant de l'entendre résonner dans ses oreilles. Elle attendait patiemment.
– Oui. Bon. D'accord. Vous avez remarqué quelque chose d'inhabituel autour du lac, hier ou avant-hier ?
Malia secoua la tête.
– J'aurais bien aimé que ce soit le cas, inspecteur, mais tout ce que j'ai vu d'inhabituel ces derniers jours, c'était vous et vos hommes. En temps normal, je suis souvent dans ce secteur, mais j'ai été très occupée cette semaine... j'aimerais pouvoir vous être plus utile.
– Ce n'est pas grave, dit Gabriel en prenant son carnet de notes et en se mettant à gribouiller au hasard dedans, espérant sauver au moins les apparences.
Il resta un moment immobile, incapable de trouver d'autres questions, hypnotisé par les yeux de Malia.
– Inspecteur ? dit-elle finalement.
– Désolé, sursauta Gabriel. C'est juste que... hm, vos yeux me... distraient. Je n'ai jamais vu cette couleur-là auparavant, si vous me permettez.
– J'ai les yeux bruns, détective, répliqua-t-elle en haussant les sourcils.
– Non... je ne dirai pas bruns. Ils sont plutôt... comme de l'or sombre.
Malia détourna le regard.
– C'est une observation intéressante, inspecteur. Mais je doute qu'elle ait à voir avec votre enquête.
– Un vrai détective ne sait jamais ce qui peut avoir de l'importance.
Elle sourit légèrement, mais sans pour autant se remettre à le regarder.
– Il y a tout de même de bonnes chances pour que la couleur de mes yeux ne soit pas importante. Aviez-vous d'autres questions ?
Gabriel lutta pour maîtriser son expression. Sois sérieux. Inspecteur.
– Le Vaudou, dit-il abruptement. Est-ce que vous savez des choses là-dessus ?
– Le Vaudou ? répéta-t-elle avec un scepticisme amusé. Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Parce que nous enquêtons sur les Meurtres Vaudous, Mademoiselle.
– Mais les journaux disent qu'il ne s'agit pas de vrai Vaudou, rétorqua-t-elle d'un ton qui disait tout le bien qu'elle pensait de cette piste d'interrogation.
– Il ne faut pas croire tout ce qu'on lit dans les journaux.
L'amusement de Malia se transforma en curiosité. Elle le regarda avec attention.
– Vous n'êtes donc pas d'accord ?
– Eh bien, pour être franc... la police n'est pas connue pour son imagination.
– Mais vous semblez être une exception à la règle, constata-t-elle en croisant les jambes.
La soie de sa robe était tendue sur ses longues cuisses musclées. Il la dévorait encore du regard. Elle s'éclaircit la gorge.
Ne dévie pas, gros malin, le réprimanda sa conscience. Qu'est-ce qui lui arrivait ? Il avait de plus en plus de mal à s'en tenir à son rôle. Tout ce qu'il voulait, au fond, c'était avouer tout, se confesser comme un écolier, lui dire qu'il ne voulait rien d'autre que se noyer en elle, avec le fol espoir qu'elle dirait oui...
Il se força à reporter son regard sur le carnet dans lequel il faisait toujours mine d'écrire.
– Alors, vous ne savez rien sur le Vaudou ?
Et n'avait-il pas déjà posé cette question ? Elle poussa un soupir... exaspéré ? Ou était-ce du remords que Gabriel croyait déceler ?
– Non, vraiment rien. Il n'y a pas un endroit, en ville, où vous pourrez vous renseigner là-dessus ?
– Je crois qu'il y a un musée, confirma lentement Gabriel.
Alors allez-y, lui disait son regard.
Il se redressa.
– Et les Meurtres Vaudous, Mademoiselle ? Est-ce que vous savez quelque chose dessus ?
– Seulement ce que je lis dans les journaux, répondit-elle sans grand intérêt.
– Et qu'y lisez-vous ?
– Je suis sûr que vous le savez mieux que moi, inspecteur, dit-elle d'une voix où perçait à présent l'irritation.
– Oui, bien sûr. Mais vous devez connaître beaucoup de gens en ville, Mademoiselle Gedde. Une femme splendide comme vous... Vous n'avez rien entendu au sujet des meurtres ? Je ne sais pas, des rumeurs, ou dans des discussions ?
– Les gens que je fréquentent ne s'intéressent pas à cela, répondit-elle durement. Qui plus est, je ne sors pas si souvent que cela. Je suis bien plus solitaire que vous pourriez l'imaginer.
Voyant la faille, Gabriel s'y engouffra sans hésiter.
– C'est vraiment dommage. Si vous me permettez, une femme comme vous...
– Votre opinion est notée, inspecteur, dit-elle ; et le sarcasme était revenu dans son ton de voix.
Elle regarda très ostensiblement sa montre. C'était un article de luxe, tout d'or et de cristal. Le temps était compté pour Gabriel, et quelle excuse aurait-il pour revenir ? Il commença à paniquer.
– Écoutez, dit-il soudainement. Je ne marque pas beaucoup de points aujourd'hui, n'est-ce pas ?
– Ce n'est certainement pas votre travail que de vous en occuper, répliqua-t-elle calmement.
– Mademoiselle Gedde... Malia... Avant de partir, il y a quelque chose... Il y a quelque chose chez vous que... J'aimerais vraiment pouvoir mieux vous connaître.
Voilà. C'était dit. Il retint son souffle. Malia le toisa avec incrédulité. Il avait déjà vu ce regard – et pas qu'une fois –, mais en général, il en fallait bien plus que ça pour le provoquer. Pourtant, lorsqu'il la regarda dans les yeux, comme pour y jauger son outrage, il vit l'incrédulité s'effacer. Elle avait dû voir quelque chose d'honnête en lui, car elle se contenta de soupirer et de détourner de nouveau le regard.
– C'est très gentil de votre part, inspecteur.
– Rien de majeur, bien sûr, poursuivit Gabriel. Le temps d'un café, peut-être ? Ou d'un dîner ?
Il essayait d'avoir l'air léger, même si la légèreté était présentement la dernière chose qu'il avait en tête.
Mais l'instant était passé. Elle se refermait telle une ipomée au soleil.
– Écoutez, vous avez l'air d'un homme intéressant, et je suis sûre que vous avez des histoires fascinantes à raconter...
– Raconter des histoires n'est qu'un de mes nombreux talents...
C'était complètement stupide, mais il aurait dit n'importe quoi pour ne pas entendre ce qui suivit.
– ... mais j'ai peur de ne pas avoir beaucoup de temps libre en ce moment. Ma mère est décédée récemment, et je suis complètement prise dans les affaires de la famille.
– Je suis désolé, dit-il, rattrapé par sa propre idiotie. J'ai perdu mes parents quand j'étais tout petit, mais j'imagine que ce n'est pas plus facile quand on est adulte.
– J'imagine que non.
Et d'un coup, elle se leva, les sourcils froncés.
– Vous n'êtes pas vraiment inspecteur, n'est-ce pas ?
Gabriel sentit son cœur s'arrêter.
– Moi ? Euh, je suis sur l'affaire, Mademoiselle Gedde, tenta-t-il.
– Je vous avais vu au bord du lac hier, et j'ai pensé que vous étiez de la police, mais vous ne vous comportiez pas comme un policier. Et puis je suis sûre que c'était l'autre homme qui avait dit s'appeler Mosely.
Le sang battait si fort dans les tempes de Gabriel qu'il l'entendait à peine. Il savait que son visage avait pris une belle teinte rouge betterave.
– Je suis désolé, articula-t-il. Vous avez raison, je ne suis pas l'inspecteur Mosely. Je m'appelle Gabriel Knight et je travaille avec Mosely sur un livre parlant de cette affaire.
– N'est-ce pas illégal, pour un policier, de laisser quelqu'un d'autre usurper son identité ?
– Hm... L'inspecteur Mosely ne sait pas vraiment pour ça, Mademoiselle.
Le regard de réprimande qu'elle lui adressa le renvoya à l'époque où son plus grand crime était de soulever les jupes des filles de sa classe. Lorsque Malia Gedde parla de nouveau, sa voix était glaciale.
– Peut-être pouvez-vous enfin me dire la vraie raison de votre venue.
– Eh bien, je fais des recherches pour le livre, et...
– Parlez plus fort, s'il vous plaît.
Il rougit encore davantage.
– Okay. D'accord. C'est juste... quand je vous ai vue au bord du lac, j'ai vraiment voulu vous revoir.
Il marqua une pause et haussa les épaules en signe de reddition.
– C'est tout. C'est la seule excuse que j'ai.
Il se leva, ne souhaitant rien de mieux que de disparaître sous terre. De toute sa vie, il ne s'était peut-être jamais senti aussi profondément humilié. Mais elle le regardait avec une perplexité sincère.
– Si cela n'avait pas été vaguement flatteur, j'aurais demandé à Robert d'appeler la police, dit-elle.
Gabriel déglutit péniblement.
– Vous auriez eu le droit de le faire. Désolé de vous avoir pris du temps comme ça.
Elle alla jusqu'à la porte de la bibliothèque et l'ouvrit en grand. L'homme que Gabriel avait jusque-là vu servir de portier était juste derrière, en attente.
– Robert, veuillez montrer la sortie à Monsieur Knight, s'il vous plaît.
Sa voix était pire que glacée – elle avait déjà tourné la page. Elle partit sans un au-revoir.
Robert regarda Gabriel et croisa les bras. Il y en avait au moins un à qui cela faisait plaisir.
* * *
Sur le chemin du retour, Gabriel s'arrêta pour prendre des tacos. Il ne servait à rien de se laisser mourir de faim, même si cela aurait constitué une solution radicale à ses tourments. Il utilisa son dernier billet de cinq sans savoir d'où viendrait le prochain, et avala ce qui pouvait bien être son dernier repas en attendant de trouver la solution à ce problème.
En rentrant, il trouva Grace en train de lire le journal. La fermeture était dans cinq minutes. Elle reposa le journal et leva les yeux vers lui avec un air inquiet.
– Ça fait deux jours que tu manques l'heure de la sieste, plaisanta-t-elle, mais Gabriel voyait qu'elle n'avait pas exactement le cœur à cela.
– J'ai été occupé, dit-il en enlevant son manteau. Des clients, aujourd'hui ?
– Eh bien figure-toi que oui.
Grace fronça les sourcils.
– Un type nommé George, ça te dit quelque chose ?
Merde !
– Écoute, Grace...
– Gabriel, depuis que je travaille ici, je n'ai jamais vu le moindre livre de Chandler !
– Oh. Désolé, dit platement Gabriel.
– Hm. J'imagine que tu pensais à une de tes nombreuses autres librairies. Enfin, ça n'a pas d'importance. J'ai réussi à le calmer avec un vieux recueil de faits divers. Dommage qu'il n'ait rien payé pour ça.
– Allons, Grace, ne dis pas de mal du troc. C'est une vieille tradition du Sud.
– Très bien; j'essayerai de dire ça à Southern Bell la prochaine fois qu'ils menacent de couper notre ligne.
– Est-ce que tu peux me rendre un service ce soir ? demanda Gabriel en souriant pour s'attirer de nouveau ses bonnes grâces.
S'il lui en restait qu'il n'avait pas vues, bien sûr.
– Quoi ? soupira-t-elle.
– Est-ce que tu pourrais faire des recherches sur une Madame Cazaunoux ?
– Hm ? Est-ce qu'elle est "liée à l'affaire" comme ton amie Malia Gedde ?
– Grace ! Cazaunoux a au moins soixante-dix ans !
– Comme si ça pouvait t'arrêter, rétorqua Grace. Très bien, Sherlock. Je verrai ce que je peux trouver. J'ai cours de Tai Chi ce soir, précisa-t-elle en se dirigeant vers le porte-manteau, mais je verrai ça en rentrant.
– Merci, Gracie. Fais de beaux rêves.
Comme si c'était aussi simple. Il la regarda partir en sentant sa gorge se serrer. Encore une nuit. Seul.