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Avec la Bénédiction d'un Roi
En l'an de grâce 1558, Johann Weyer se rendit dans la ville libérée de Calais, tout au nord de la France. D'aucuns possédant quelques connaissances ésotériques ont affirmé que Weyer était à l'origine de cette libération, mais aucune preuve ne permet de soutenir une telle théorie. Au regard de l'Histoire, sa présence durant ce tournant dans l'histoire de Calais était une pure coïncidence. Ce qui est certain est que la ville était revenue sous contrôle français après presque deux siècles, et que la reine Marie d'Angleterre déplorerait cette perte jusqu'à sa mort plus tard dans l'année.
Le soleil venait à peine de se lever et le soleil inondait la ville d'une vive lumière orange. Les sabots du cheval de Weyer s'enfonçaient dans la boue qui tenait lieu de pavage. La bataille qu'avait connu Calais était presque tangible, non pas simplement à cause des maisons détruites ou des étendards tachés qui pendaient des murailles, mais à cause de l'air même, comme si toute la tension de la vie urbaine avait été balayée par une tempête, ne laissant derrière elle qu'un grand vide.
Weyer s'arrêta et enleva son capuchon, exposant ses traits rudes. Il avait l'air fatigué, comme toujours. Il ne pouvait pas y échapper. Cela n'avait rien à voir avec son physique, mais tout à voir avec ce qu'il étudiait. Il portait sur ses épaules un lourd fardeau de vérités et il lui arrivait de souhaiter pouvoir le poser, ne serait-ce qu'un instant.
Il regarda sa carte avant de balayer ses environs. La tour de garde de la Place d'Armes s'élevait au-dessus des quartiers commerçants de l'ouest de la ville, et la grande cathédrale construite par les Anglais était juste devant. Il n'était plus très loin.
– Hé là !
Trois soldats français en patrouille à cheval dans la rue l'avaient ainsi hélé. Leur ton inquiétait un peu Weyer ; il les laissa s'approcher, avant de leur rendre leur salut en allemand. Les trois hommes parurent pris de court par son choix de langage et étouffèrent un ricanement. Weyer remarqua que l'un d'eux portait un uniforme plus élaboré que les autres ; ce devait être leur capitaine.
– Vous êtes perdu, voyageur ? demanda ce dernier.
– J'ai bien peur que oui, répondit Weyer, mais pas de la façon que vous pensez.
– Cette ville est occupée par les troupes de Sa Majesté le roi Henri ! rugit l'officier, qui n'appréciait pas cette réponse énigmatique.
Weyer essaya d'évaluer la situation. Il ne voulait pas risquer d'y mêler davantage d'innocents, mais cela semblait inévitable. Il mit la main à son havresac. Les soldats dégainèrent rapidement leurs épées, mais les baissèrent légèrement en voyant Weyer sortir un rouleau de parchemin.
– J'ai le droit d'être ici, affirma-t-il.
Le capitaine, toujours sceptique, avança légèrement pour prendre la lettre. Il la lut avec attention, pour ne manquer aucun détail qui lui donnerait l'avantage, mais arrivé à son pied, il dut avouer qu'il n'avait rien à redire. Le blason royal le fixait avec fierté.
– Alors ? grommela-t-il. Vous avez déjà trouvé cette église dont parle la lettre ?
– Je viens à peine d'arriver, je n'ai pas eu...
– Bien sûr, l'interrompit l'officier, nous allons vous aider à la trouver.
– Merci, mais ce ne sera pas nécessaire, assura Weyer. Si vous me laissiez juste...
Le capitaine fixa Weyer droit dans les yeux.
– Nous allons nous assurer que vous la trouviez.
L'église paraissait vieille, bien plus ancienne et bien plus petite que celle, monumentale, érigée par les Anglais. Weyer estima qu'elle datait du XIIe siècle, mais elle avait été lourdement modifiée au cours des derniers siècles. On y accédait par une lourde double-porte de chêne, épargnée par la violence qui s'était emparée de la ville. Weyer tenta de l'ouvrir, mais la trouva fermée. Le capitaine bouscula Weyer et tambourina sur la porte en hurlant en français. Il colla ensuite son oreille à la porte et écouta.
– Un Anglais, dit-il à ses hommes, qui commencèrent à faire le tour de l'église.
Ne sachant à quoi s'attendre, Weyer garda ses distances. Soudain, les deux soldats enfoncèrent une porte latérale. Il y eut beaucoup de cris ; Weyer n'en comprenait pas la moitié, mais il entendit le capitaine demander aux occupants de l'église de se rendre tandis que ceux-ci imploraient sa merci. Il alla voir par lui-même. Deux hommes étaient agenouillés dans l'église, les mains jointes en prière. L'un des deux était un prêtre, l'autre un soldat anglais. Le capitaine ordonna à ses hommes d'en chercher d'autres.
– Il n'y a personne, gémit le prêtre.
Le soldat anglais regardait son épée, qui se trouvait par terre à quelques mètres de lui. Weyer entra dans l'église et regarda autour de lui. Les soldats français semblaient assez contents d'eux.
– Qu'est-ce qu'on en fait ? demanda l'un des soldats.
– Mieux vaut s'en débarrasser, dit le capitaine.
Il brandit son épée et l'enfonça dans le thorax de l'Anglais agenouillé devant lui. Le visage du soldat resta figé dans un masque de choc et de confusion alors que le capitaine retirait son épée de sa chair et qu'il s'effondrait au sol. Weyer retint son souffle en le voyant agoniser. Il pouvait bien voir toutes sortes de choses étranges, rien ne lui semblait plus répugnant que les actes des hommes ordinaires. Leur cruauté spontanée et l'indifférence avec laquelle ils détruisaient la vie d'autrui lui était incompréhensible.
– Ne me tuez pas, je vous en supplie ! cria le prêtre.
Weyer savait ce que le capitaine ferait, et il fit ce que tant d'autres faisaient face à la cruauté ; il ferma les yeux et s'éloigna.
La crypte était immense relativement à la taille de l'église, mais Weyer n'en était pas surpris le moins du monde. Il étudia attentivement l'espace. Les statuettes le long des murs avaient toutes disparu. L'autel central, qui devait avoir représenté un taureau, avait également disparu, remplacé par un tombeau. Le plafond nu avait en fait été recouvert d'une couche uniforme de stuc, cachant de fait tout ce qui aurait pu indiquer la vraie vocation de la pièce. Cela n'avait pas d'importance ; tout ce qui comptait, c'était que la chambre de l'orbe soit intacte. La dalle de pierre tout au bout de la crypte donnait toutes les raisons d'espérer que c'était le cas.
Le capitaine et ses hommes descendirent à la suite de Weyer.
– Vous allez me dire ce qui se passe ici ?
Weyer essaya de trouver une explication convaincante et avança jusqu'à la tombe.
– C'était... un homme très important.
Il épousseta le côté du gisant avec sa manche pour connaître le nom du défunt.
– Un pèlerinage ? C'est ça, ton histoire, étranger ?
Le capitaine se rapprocha.
– Tu as vraiment attendu que la ville redevienne française pour visiter une tombe ?
– Il était très import...
Le capitaine saisit le cou de Weyer et le poussa contre le tombeau.
– Écoute-moi, étranger, tu as intérêt à parler. Tu crois que je vais te dénoncer si tu voles l’Église ? Sangdieu, je viens de tuer un prêtre !
– Que... que voulez-vous ? haleta Weyer.
– Je veux ma part.
Weyer soutint le regard féroce du capitaine et n'y vit rien qui méritât d'être sauvé. Il regarda ensuite les deux autres soldats, essayant de les jauger. Est-ce que je mourrai, si je ne fais rien ? pensa-t-il. Y a-t-il un moyen de sauver les deux autres ?
– D'accord... mais vous devez m'aider.
Le capitaine lâcha Weyer.
– Avec plaisir ! s'esclaffa-t-il.
Sokal essaya de déglutir, mais il était si nerveux que sa bouche était sèche, et sa langue lui semblait gonflée. Il ne comprenait pas le langage que parlaient le capitaine et l'étranger, Johann Weyer. Ils parurent cependant se mettre d'accord et l'étranger mena le capitaine jusqu'à la dalle de pierre tout au fond de la crypte. Sokal les rejoignit. Cette dalle lui avait l'air tout à fait ordinaire. Pourquoi intéressait-elle l'étranger ?
Celui-ci se mit à parler. Il tâta les bords de la dalle. Alors que l'étranger passait les doigts dessus, Sokal prit conscience que la dalle était entourée d'une bordure de pierres semi-précieuses. L'étranger arrêta sa main sur une étrange stéatite en forme d'étoile. Il essaya de la desceller, en vain.
– Aide-le, idiot ! lança le capitaine à Sokal.
Pourquoi ? Sokal n'en savait rien ; sa seule certitude était qu'ils allaient profaner un lieu sacré. Il ne pouvait rien y faire, le capitaine n'aimait pas qu'on discute ses ordres. La guerre n'était pas finie, et désobéir, c'était trahir – et cela valait d'être exécuté, d'une façon ou d'une autre.
Sokal s'agenouilla au sol pour mieux voir la stéatite en étoile, prit son couteau et commença à en attaquer les bords. Au bout d'un moment, la pierre commença à bouger, et tomba finalement dans sa main.
L'étranger le remercia. Sokal étudia la drôle de pierre au creux de sa main. En cet instant, il s'imagina au cœur de l'histoire, se tenant au même endroit des milliers d'années auparavant, quand il n'y avait en ce lieu aucune trace de civilisation.
L'étranger désigna la pierre et commença à mimer le geste de la soulever.
– S'il vous plaît, ajouta-t-il avec un fort accent.
Sokal et son camarade se regardèrent et rirent. A eux deux, ils n'avaient pas la force de déplacer cette pierre.
– Non, ce n'est rien, ajouta-t-il, et il continua de parler en allemand au capitaine en montrant le trou créé par l'enlèvement de la stéatite ; le capitaine se tourna vers ses hommes et leur retransmit l'ordre.
Sokal et son camarade levèrent la pierre sans effort. Ils échangèrent un sourire triomphant, et virent que le capitaine avait l'air satisfait. L'étranger, quant à lui, semblait toujours sceptique, et il sortit quelque chose de sous sa cape.
Un hurlement métallique résonna de l'intérieur du mur. L'étranger cria aux soldats de faire attention au moment où la chaîne retenant le contrepoids cédait avec un craquement sonore. La dalle retomba, écrasant l'épaule de Sokal. Il tomba à terre, momentanément sonné par la violence du choc.
– Mon bras ! gémit-il.
– Tu t'en remettras, garçon, grogna le capitaine. Regarde, il t'a évité de perdre tout ton bras.
La chute de la dalle avait été arrêtée à mi-course par une barre métallique que l'étranger avait réussi à placer sur son trajet. Il sortit une deuxième barre de sous sa cape et la plaça de l'autre côté de la dalle pour l'immobiliser.
Sokal recula et s'appuya contre la tombe. Son épaule cassée lui faisait toujours un mal de chien, mais la douleur s'atténua quelque peu avec le temps. Il vit le capitaine, l'étranger et son camarade passer dans l'ouverture. De sa main valide, il alluma une torche et essaya de les suivre, pour voir ce qu'ils voyaient. La lueur de leurs propres torches était déjà loin dans les ténèbres.
Soudain, il y eut une faible lumière. Sokal se demanda ce qu'il était en train de manquer. Il entendait leurs voix au loin.
– Un orbe ? Magnifique ! s'exclama le capitaine.
La lumière bleue se fit plus intense, et magnifique. Sokal voulait vraiment voir la source de cette merveille.
– Hé ! Qu'est-ce qui se passe ? lança-t-il.
Personne ne lui répondit. Il les entendait parler avec excitation. Sauf l'étranger. Pourquoi n'était-il pas aussi content ?
Malgré la douleur, Sokal lutta pour se relever. Il tituba jusqu'à l'ouverture et remarqua la stéatite étoilée par terre. Il s'agenouilla pour la prendre. A ce moment, il réalisa que plus un son ne venait de l'ouverture.
– Héééé ! cria-t-il.
Soudain, la lumière bleue se fit aveuglante, et un fracas de tonnerre se fit entendre. Sokal vit le capitaine, et entre ses mains, un orbe qui semblait irradier de lumière. Tous souriaient, sauf l'étranger. Ce dernier restait à l'écart et faisait d'étranges signes avec ses mains.
– Quelle est cette sorcellerie... souffla Sokal.
Soudain, la lumière de l'orbe changea. Elle se fit rouge sombre, rouge sang, et entre les murs étroits de sa chambre résonnait à présent le lamento d'un démon.
Les hommes poussèrent des cris de terreur. La lumière se fit solide, devenant une masse tuméfiée et palpitante qui alla se planter dans la chair du capitaine et de l'autre soldat. Weyer arracha l'orbe des mains du capitaine et courut vers l'ouverture.
Sokal recula, les larmes aux yeux. Avec terreur, il vit ses compatriotes disparaître, avalés par l'abomination.
Weyer revint dans la crypte et enleva la première barre métallique. La deuxième semblait impossible à déplacer, et la chose qui s'était libérée dans la chambre de l'orbe se répandait jusqu'à l'ouverture. Par instinct, Sokal dégaina son épée et bouscula Weyer. Tenant l'arme de sa main valide, il frappa la deuxième barre de toutes ses forces. Le métal se cassa en deux, et la dalle s'écrasa au sol avec un gros bruit – scellant l'entrée de la chambre.
Sokal tomba à genoux, épuisé. Il se tourna vers Weyer, les yeux pleins de larmes. Pourquoi ? Pourquoi nous avoir montré cela ?
– Je suis désolé, dit Weyer en allemand, avant de le répéter en français.
Sokal se mit à pleurer, tenant toujours son épée en mains. Weyer ramassa l'orbe légendaire qui reposait à côté de la stéatite étoilée, remonta les escaliers, et retourna dans la ville convalescente de Calais.