swanchika: (Malo)
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De vieux amis

 

Herbert traversait les rues animées de la Casbah d'Alger, sa peau pâle brûlant sous l'impitoyable soleil africain, le nez envahi d'un épuisant mélange de fumets animaux et épicés. Le lieu n'était pas accueillant pour les visiteurs européens comme lui, mais il devait s'y rendre pour régler des affaires qui ne pouvaient se régler ailleurs. Dans le dédale de ruelles qui montaient et descendaient le long de la colline, il était facile de se perdre. Des soldats étaient postés à chaque coin de rue pour maintenir la paix et l'ordre dans la ville – ou tout du moins, pour en donner l'impression. La Casbah était un nid de rébellions et des gardes solitaires n'auraient pas suffi à cette tâche ; des assassins pouvaient tout à fait les éliminer. C'était donc par patrouilles de quinze ou plus qu'ils parcouraient les rues déjà encombrées.

Herbert avait beau être européen, cela ne le mettait pas pour autant hors de portée des ennuis. Il se faisait régulièrement arrêter par des patrouilles, qui lui demandaient ses papiers et lui répétaient toujours de ne pas trop frayer avec les autochtones. Au moins, cela lui avait fait faire des progrès considérables en français.

 

Faraj attendait son ami devant la mosquée. Il était impatient de le revoir, mais faisait de son mieux pour cacher cette excitation aux soldats français. Il savait combien la ville était devenue dangereuse depuis neuf ans que la France en avait pris possession, et il ne voulait pas attirer l'attention sur lui-même. Les tensions étaient au plus haut et si les Français voyaient quoi que ce soit qui leur semblait suspect, ils n'hésitaient pas à faire évacuer la rue et emprisonner tous ceux qui protégeaient.

Faraj, appela une voix derrière lui.

Herbert !

Faraj et Herbert se donnèrent une accolade fraternelle.

Cela faisait longtemps, mon ami, si longtemps.

Content de te revoir. Mais ce n'est pas le bon endroit pour discuter. Peut-on aller ailleurs ? demanda Herbert.

Bien sûr, suis-moi.

Ils se dirigèrent vers le port et s'engagèrent dans une allée encore plus étroite.

Je suis à l'heure, constata Herbert en consultant sa montre en or.

Oh, vraiment ? s'esclaffa Faraj.

Mais oui, il n'est même pas six heures.

Faraj s'arrêta et examina la montre à gousset. Le mécanisme s'était arrêté de fonctionner. Il tourna la molette et les aiguilles se remirent en marche. Faraj força un peu la rotation pour remettre la montre à l'heure.

Tiens, mon ami.

Oh, soupira Herbert avec déception. Je suis désolé.

Ce n'est rien. Tu as eu du mal à trouver la mosquée ?

Le minaret faisait un excellent point de repère, affirma Herbert, mais ces rues sont imprévisibles. Sitôt que je croyais être dans la bonne direction, un angle soudain m'emmenait là où je ne voulais pas. Il m'a fallu du temps pour trouver le bon chemin.

La Casbah est ainsi faite, acquiesça Faraj.

L'allée débouchait de l'autre côté sur une rue bien plus grande et bien plus animée. Des commerçants et des marchands proposaient leurs biens dans un bazar chaotique.

– De quoi as-tu besoin ? J'ai un cousin qui vend les meilleurs tapis d'Alger, affirma Faraj. Ou peut-être te faut-il une nouvelle montre ?

– Hah ! Merci, mais j'essaye de préparer une expédition dans le désert.

Faraj s'arrêta net, et parut un instant sérieux.

– Tu y vas, Herbert, tu y vas vraiment ? demanda-t-il alors que le sourire revenait sur ses lèvres.

– Sur un mandat du British Museum.

Faraj eut un rire triomphant.

– Fou de mécréant. Comment as-tu fait ?

– Je leur ai dit que j'avais une carte, dit Herbert avec sérieux.

Faraj cessa de rire, et sa joie se transforma en détermination.

– Mieux vaut ne pas en parler dans la rue. Viens, par ici.

 

Le capitaine Ambroise de l'armée française menait sa patrouille le long des quais grouillants d'activité. Était-ce l'instinct ou l'expérience ? Il savait en tout cas que quelque chose se préparait. Les marchandises que les aconiers transportaient ne lui inspiraient pas confiance. Pourquoi y avait-il tant de caisses scellées ? Les marchandises qui passaient par le port d'Alger étaient pour l'essentiel des céréales et du pétrole. On voyait souvent passer des barils et des sacs, pas des caisses non-labellisées.

– Toi, là ! lança Ambroise à un aconier. Qu'est-ce que tu transportes ?

– Je sais pas, c'est pas à moi, répondit l'homme.

– Montre-moi les permis de douane, tout de suite.

Son ordre tomba dans l'oreille d'un sourd. L'aconier et ses collègues continuèrent de transporter les caisses. Celles-ci venaient toutes d'un seul cebec, un petit bateau rapide que l'on voyait souvent sur ces mers. Ambroise regarda la pile de caisses qui s'accumulait sur les quais.

– Y a-t-il un problème, capitaine ? demanda la voix calme d'un Arabe derrière lui.

Ambroise se retourna pour lui faire face.

– Peut-être bien. C'est à vous ?

– Oui, oui, tout ceci est à moi.

D'un signe, l'Arabe ordonna à ses hommes de charger les caisses sur un chariot.

– Personne ne touche à ces caisses tant que je n'aurai pas eu quelques réponses ! hurla Ambroise.

– Bien, soupira l'autre homme. Je m'appelle Abd-al-Qadir Bahij, et voici mes papiers et ceux de la douane.

– Ouvrez une de ces caisses.

– Capitaine, ce chargement a déjà été contrôlé et approuvé par la douane. La douane contrôlée par votre gouvernement.

– Peu m'importe, ouvrez-en une.

– Capitaine, ce que vous faites est criminel. C'est ma marchandise, et cela ne vous concerne pas.

– Ce qui me concerne, c'est la Casbah, et ce que vous essayez d'y faire passer en secret !

– Ne vous énervez pas, capitaine. Le reçu de douane le dit, ce n'est que de la nourriture !

Se servant de sa baïonnette comme d'un pied-de-biche, un des soldats ouvrit une caisse avec force craquements.

– C'est du grain, capitaine, annonça-t-il.

Bahij et Ambroise regardèrent tous les deux la longue caisse ouverte. Elle avait des allures de cercueil et était effectivement remplie de grain. Ambroise remarqua que Bahij avait laissé échapper un soupir soulagé. Il se retourna et renversa la caisse d'un coup de pied. Le grain se déversa par terre – révélant un plein chargement de fusils.

 

Faraj servit du thé à Herbert et s'assit sur les coussins qui servaient de siège. Herbert eut du mal à s'asseoir avec autant de naturel, et Faraj s'amusa de le voir tenter de garder le dos droit.

– Je suis content de voir que mes malheurs t'amusent. Il faut que je prenne soin de mon dos, tu vois ? soupira Herbert.

– Il te faut d'autres coussins ? demanda Faraj.

– Non merci, ça ira.

Herbert regarda autour de lui. Au fond la pièce était aussi confortable qu'un salon, mais elle n'avait rien de commun avec tout ce que l'on pouvait trouver en Europe.

– Un loukoum ? proposa Faraj.

– Ah, des délices ! Merci bien, dit Herbert en prenant une petite pâtisserie.

– J'oubliais, tu es Anglais. Pour toi, ce sont des Délices Turcs, c'est ça ?

– Oui, on les appelle comme ça, acquiesça Herbert en en reprenant un.

– Méfie-toi de ceux à la rose, on dit qu'ils apaisent l'esprit, mais qu'ils font aussi oublier des choses.

– Je suis vieux, et ma mémoire me quitte déjà, plaisanta Herbert.

Faraj rit avec lui. Il était content de revoir son ami, et attristé que ce fût pour parler affaires plutôt que pour le simple agrément.

– Herbert, crois-tu vraiment pouvoir y arriver ?

– Avec l'expédition ? Certainement.

– Qu'as-tu dit à tes gens à Londres ?

– La vérité. Que nous allons exhumer la tombe légendaire de Tin Hinan.

Faraj craignit qu'Herbert ne saisisse pas totalement l'ampleur de la situation.

– Je te l'ai dit. C'est bien plus que ça.

– Ne t'inquiète pas, Faraj. Je me souviens de ce que tu m'as dit sur Johann Weyer et ses recherches. Je sais que tu penses que c'est important.

– Tu réalises ce que ça signifie ? Ils étaient peut-être tous des voyageurs. Même Dieu n'est peut-être qu'un concept lointain, qui nous a été amené par des missionnaires, comme les tiens l'ont transmis aux indigènes des Amériques. Peut-être Lui parlent-il comme à un homme ordinaire. T'imaginerais-tu, discutant avec le Tout-Puissant ?

Herbert resta silencieux. Il ne savait trop que faire de la religion. L’Église anglicane ne l'avait jamais vraiment impressionné, et lorsqu'il avait regardé hors des frontières du royaume, il n'avait trouvé que superstitions. Il n'avait jamais trouvé Dieu et s'en inquiétait, d'autant que cela mettait une distance entre lui et Faraj.

– Eh bien, dit-il finalement, j'imagine que nous le découvrirons.

Faraj retrouva son calme, honteux de s'être ainsi emporté, surtout face à un ami si flegmatique. Herbert ne se serait jamais excité ainsi.
 

Faraj alla chercher une carte et l'étala au sol entre eux. C'était une carte du nord du désert, couverte d'annotations de Faraj indiquant la route exacte.

– D'où viennent toutes ces informations ? s'enquit Herbert en désignant les notes.

– Oh, d'ici et là, mais...

Faraj retourna la carte, révélant davantage d'annotations et des croquis sommaires au dos.

– ... tout ceci vient de Weyer.

– Qu'est-ce ? demanda Herbert en montrant un symbole en forme d'étoile.

– Weyer décrit cela comme une borne.

– Pour quoi ?

– Qui sait ?

Faraj pointa une autre esquisse, représentant un cercle et une main.

– Et ceci. C'est la clé.

 

Ambroise ordonna à ses hommes de tirer sur les rebelles en fuite. Son raid sur les entrepôts et les greniers d'Abd-al-Qadir Bahij avait fait sortir les rats de leur terrier. Des dizaines de soldats s'étaient joints aux combats et le port était devenu un vrai champ de bataille. Les rebelles avaient fui et s'étaient dispersés dans les rues étroites.

– Poursuivez-les ! Nous écraserons cette révolte une bonne fois pour toutes ! cria Ambroise.

Quatre jeunes hommes entrèrent avec fracas dans la maison de Faraj. Herbert et Faraj pouvaient les entendre arriver dans l'entrée.

– Fuis, mon oncle, ils sont en train de tuer tout le monde ! cria l'un d'entre eux en arrivant dans le salon.

Faraj se leva, reconnaissant son neveu Baki. Le jeune homme pointa un doigt accusateur vers Herbert.

– Qu'est-ce que tu fais, mon oncle ? C'est l'un des leurs !

– Non, Baki. Il n'est pas comme eux. Il est Anglais.

– Il est Européen !

Baki brandit un couteau et bouscula Faraj. N'ayant pas compris un mot de l'échange en arabe, Herbert craignit pour sa vie.

– Baki, cria un des autres jeunes depuis l'entrée, ils arrivent. On doit y aller !

– Ne lui fais pas de mal, s'il te plaît, plaida Faraj.

 

Les soldats attendaient patiemment que leurs compatriotes fassent sortir les rebelles. Ils s'étaient mis sur deux rangs, cinq agenouillés devant, cinq debout derrière. Ils avaient épaulé leurs fusils et attendaient qu'Ambroise abaisse son sabre pour faire feu.

Les quatre rebelles sortirent de la maison avec un Blanc comme otage.

– Baissez vos armes, ou on le tue ! menaça Baki en appuyant son couteau sur la gorge d'Herbert.

– Non ! cria Faraj.

– Parés à tirer ! ordonna Ambroise.

La menace sema la panique chez les rebelles, mais ils n'eurent guère de temps pour réagir. La rue était étroite ; ils étaient piégés. Faraj s'interposa.

– Arrêtez cette folie !

Ambroise abaissa vivement son sabre.

– Feu !

 

Faraj tomba au sol. Que se passait-il ? Tout était silencieux. Il arrivait encore à voir autour de lui. Le corps inerte de Baki était étendu à quelques mètres de lui. Ils avaient tué Baki. Encore une vie gâchée. Il essaya de tourner la tête, mais en fut incapable. Étaient-ils tous morts ? Faraj réalisa qu'il ne sentait presque plus rien. Il espéra qu'Herbert au moins était indemne.

– Faraj, tu m'entends ?

– Oui, mon ami... Je t'entends. Tout va bien ?

Herbert savait que Faraj n'allait pas s'en sortir. Il prit la main de son ami et la posa sur son cœur.

– Herbert... tu n'as rien, dit Faraj en souriant. Sauvé par la couleur de ta peau.

Honteux, Herbert baissa la tête.

– Adieu... mon ami.

Faraj poussa un dernier soupir, et sa tête roula sur le côté. Herbert tendit la main pour lui fermer les yeux.

Dégage ! ordonna un des soldats français en lui donnant un coup de pied.

Je suis Européen ! protesta Herbert.

– Va-t-en de là, crétin d'Anglais, ou je te tue, grommela le Français.

– Vous avez tué mon ami.... !

Le soldat tira aux pieds d'Herbert, en guise d'avertissement. L'Anglais recula maladroitement, et prit la fuite. Il courut comme jamais auparavant, revenant vers l'hôtel et la sécurité de sa chambre luxueuse.

 

Il retrouva son assistant, Daniel, au dîner. Daniel remarqua qu'Herbert parlait peu, mais ne s'attarda pas là-dessus. Il prit leur exemplaire le plus récent du London Times, déjà vieux d'une semaine. Les articles n'avaient pas changé depuis qu'il les avait lus la veille.

– Je vais me coucher. Bonne nuit, professeur, annonça-t-il en reposant le jounal.

Herbert le salua d'un geste de la main. Daniel remonta dans sa chambre.

 

Le capitaine Ambroise arriva peu de temps après et posa la carte devant Herbert. Il s'assit à la place qu'avait occupée Daniel et termina sa tasse de thé. Herbert ne savait que penser de cette visite inattendue. Il tendit la main vers la carte, mais avant qu'il eût pu s'en saisir, Ambroise posa une pierre sur le papier avec un bruit mat. Herbert regarda autour de lui, inquiet, avant de baisser les yeux vers la pierre en forme d'étoile.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Herbert en français.

– Je me le demande, répondit le capitaine. Vous avez de la chance qu'il y ait si peu d'Anglais en Algérie, monsieur le professeur.

– Que voulez-vous ?

– Je veux savoir ce que c'est. Et pourquoi il y a un dessin de cette pierre au dos de votre carte.

Herbert resta sans voix. Il n'en savait pas grand-chose, au fond. La tombe de Tin Hinan ? Il n'y croyait pas, il y avait plus. C'était ce que Tin Hinan avait pu être. D'où elle venait, où elle était partie.

– Je comprends, dit Ambroise. Vous ne voulez pas me le dire, et il est vrai que nous ne sommes pas de bons amis. Mais sachez que cette pierre est dans ma famille depuis environ trois siècles, depuis la chute de Calais. Elle a insufflé à mes aïeux un grand esprit, mais aussi la folie. Vous savez, l'inspiration virant à l'obsession. Je n'y ai jamais vraiment cru, mais je dois admettre que je me sens, d'une certaine façon, soulagé de vous remettre ceci.

– Vous... me la donnez ? répéta Herbert, incrédule.

– Ce n'est pas pour vous que je fais ça, l'Anglais. Je le fais pour mon père, et pour mon grand-père, et cætera. Ne les décevez pas. Bonne chance.

 

Herbert et son expédition partirent le matin suivant pour le désert algérien. Il n'oublierait jamais la perte de Faraj, ni cette étrange rencontre avec l'officier français. La carte était le souvenir des sacrifices qui avaient été faits, et la pierre, celui d'une détermination séculaire.

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