swanchika: Gabriel's morning coffee (Gabriel Knight)
Le fil d'Ariane ([personal profile] swanchika) wrote2013-02-27 08:39 pm

Gabriel Knight : Les Péchés des Ancêtres - Jour 4

J'ai parlé à celui qui sentait la mort, et il m'a écouté.

En un voile de croix se transformèrent les croix marquées...

 

21 juin 1993

 

Malia était partie très tôt le matin, peut-être même avant l'aube. Avec elle, Gabriel avait dormi comme un ange, sans cauchemars, sans douleur. Après qu'elle l'eut embrassé une dernière fois, il s'était rendormi. A force, il avait oublié combien il avait besoin de vrai sommeil, sans rêves, jusqu'à ce qu'il sente les bras de Morphée s'enrouler autour de lui et l'attirer sous la surface. Et à ce moment-là, il voulait ne plus jamais se réveiller.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Vers dix heures, il dut s'extraire de son lit et trébucha sur les barquettes que Malia et lui avaient vidé après avoir fait l'amour une première fois. Il sourit en y repensant. Un bon repas, un bon sommeil, et tout cela avec une femme merveilleuse. Quelqu'un là-haut devait être content de lui.

 

Grace était dans la boutique, comme d'habitude. Elle ne leva pas les yeux des livres de comptes lorsque Gabriel vint se servir son café matinal.

Il fronça les sourcils. Qu'est-ce qu'elle avait encore ?

Hm, Gracie. Tu veux toujours des informations sur l'affaire, non ? demanda-t-il.

Elle cessa enfin de faire semblant de s'intéresser aux finances désastreuses de la librairie et le regarda, son expression aussi agréablement neutre que possible.

Eh bien, dis-moi.

Il s'exécuta, en se censurant soigneusement. Il parla du mépris de la police pour la piste vaudoue, de cet "informateur" trop terrifié pour parler, des remarques de la grand-mère de Cazaunoux sur Marie Laveau, de la conférence à Tulane et de la réaction d'Hartridge au vévé. Il ne lui parla pas d'Heinz Ritter, et pas une fois il ne mentionna Malia Gedde.

Grace écouta cet exposé avec grand intérêt, et Gabriel pouvait presque voir les mécanismes de son cerveau saisir et classer chaque information. Elle n'était jamais aussi terrifiante qu'en ces moments-là.

Lorsqu'il eut terminé, elle sortit une enveloppe de son sac à main.

C'est très intéressant, ce qu'a dit ton professeur Hartridge. Puisque tu ne m'as pas dit ce qu'était ton vévé quand tu me l'as donné, j'ai attaqué sous un angle différent.

Tu veux dire que tu as fait des recherches sur le vévé ? Hier soir ? réalisa Gabriel avec effarement.

Elle n'eut pas besoin de dire quoi que ce soit. Il l'entendait. Il y en a qui travaillent, ici.

Je suis allée à la bibliothèque, voir les archives des journaux. Je ne savais pas du tout quoi chercher, mais j'ai essayé plusieurs mots-clés, et... voilà.

Avec un petit air triomphant, elle tendit l'enveloppe à Gabriel. Celui-ci y trouva une photocopie d'un vieil article du Picayune, datant précisément de 1910. "Un motif mystérieux trouvé sur le lieu du crime", annonçait l'en-tête, qui surmontait une photo de gens rassemblés autour d'une parcelle de sol. Ils portaient de longs manteaux de laine aux cols épais et de grands chapeaux haut-de-forme à bord étroit, et regardaient en direction du photographe avec sérieux. La reproduction n'était pas de la meilleure qualité, mais le motif au sol était assez visible pour que Gabriel comprenne qu'il s'agissait d'un vévé. Du vévé.

Bon Dieu de merde, souffla-t-il.

Grace l'observa avec curiosité.

Tu ne t'es jamais dit que les gens qui font ce genre de choses n'ont peut-être pas envie qu'on les trouve ? dit-elle finalement.

Je ne suis pas flic, Grace. Personne ne sait que j'enquête là-dessus. Quand je publierai, si je publie, je changerai les noms et tout ça. Enfin, peut-être.

Grace ne semblait pas particulièrement rassurée, mais elle se tut. Gabriel replia l'article et partit se doucher.

* * *

La journée était bien différente de celle de la veille. En enfourchant sa moto, Gabriel eut le sentiment que la chaleur humide s'était légèrement apaisée. Il sentit un air plus frais lui courir sur la peau, comme une bise. Mais le plus grand changement n'était pas d'ordre climatique et tenait en une simple question : Où est-ce que je vais ?

La journée de la veille avait été une course constante. Il avait passé tout le jour à aller dans toutes les directions à la fois, tel un taureau fonçant vers le matador, aveuglément, inlassablement, sans savoir ce qui l'animait. Tout cela s'était évaporé depuis. Il n'avait aucune piste particulière à suivre sur l'affaire et après la nuit dernière, il avait perdu un peu de sa motivation à creuser. Avec un léger sourire, il s'en remit à son pilote automatique.

Il se mit à suivre la route qui longeait le Mississippi, pour voir le fleuve couler. C'était vers cette eau qu'il se tournait lorsque son esprit était à peu près apaisé et voulait se dissoudre dans quelque chose de plus grand, ou au contraire, lorsqu'il était singulièrement agité et avait besoin d'être calmé. Mais ce jour-là, le grand cours boueux semblait particulièrement lent sous le soleil, perdant son niveau face à l'atmosphère. Il n'avait pas une allure saine, comme si l'été qui commençait officiellement l'avait transformé en sirop, et en le regardant, Gabriel ne sentit aucun baume se poser sur son cœur, aucune once de paix venir à son âme. Un peu déçu, et pour ne pas gâcher sa bonne humeur, il tourna vers la gauche, vers le Quartier.

Mais tel un résidu toxique, la sensation qu'il avait eue au bord du fleuve le poursuivait. Les angles des rues semblaient plus durs, la lumière du soleil était plus intense, comme si un voile s'était levé sur l'astre du jour. Et il faisait chaud, ce qui n'était pas près de s'arranger. La chaleur qu'il portait toujours en lui ne s'accordait pas avec la chaleur extérieure, devenant à la place le point d'origine d'une fièvre qui s'étendit jusqu'à son visage. Il sentait sa peau rougir et le brûler, tandis que la nausée caractéristique des insolations le gagnait. Les chœurs angéliques qui avaient passé la matinée à chanter Alléluia dans sa tête cédèrent le pas aux bruits de la circulation et à la rumeur lointaine des musiciens ambulants. La tête commençait à lui tourner.

Gabriel finit par se garer, les mains légèrement tremblantes tandis qu'il mettait la béquille. Il lui fallait de l'ombre.

Et il découvrit qu'il était devant le musée du Vaudou.

* * *

Le Docteur John était encore plus grand que dans les souvenirs de Gabriel, ou peut-être était-ce simplement parce que ce dernier n'avait jusque-là pas pu apprécier l'immensité de l'homme en le voyant debout. Car il était debout, entretenant un tambour posé sur le comptoir au moment où Gabriel entra, et l'écrivain vint vers lui avec un sourire, se sentant piégé dans un horizon digne d'Escher. Plus il se rapprochait du géant, plus il rétrécissait. Lorsqu'il fut à bonne distance pour discuter, il avait en face de lui les pectoraux du Docteur, que l'on devinait sous le lin grossier.

Hé ! Ravi de vous revoir, Docteur, dit-il en espérant que son interlocuteur avait oublié, ou tout au moins passé l'éponge sur l'épisode de la photo.

M. Knight. Bienvenue, répondit doucement le Docteur.

Son visage avait retrouvé une expression neutre et polie, ce qui était bon signe. Gabriel hocha la tête et regarda autour de lui. Que faisait-il ici ? Il avait eu l'intention de revenir pour vérifier certaines choses, mais à présent qu'il était sur place, il ne pouvait penser à rien. Il se souvint de ce que Cazaunoux avait dit sur Marie Laveau, mais il décida de ne pas en discuter avec le Docteur. Même si Laveau n'avait pas été aussi puissante qu'elle en avait eu l'air, celui-ci ne l'admettrait jamais.

Hm, je repensais à ce que vous m'avez dit sur le Vaudou moderne ? Vous savez, les gris gris et tout ça ?

Oui ?

Je me demandais si vous pouviez me recommander à une vaudouienne moderne ? Quelqu'un que je pourrais plus interroger sur la pratique moderne.

Le Docteur s'interrompit dans sa tâche, prit une plaquette sur le comptoir et la tendit à Gabriel. Ses mains paraissaient immenses par comparaison avec celles de l'écrivain.

Nous travaillons avec une vaudouienne qui vient de temps en temps donner des conférences ici. Elle s'appelle Magentia Moonbeam. Je suis sûr qu'elle saura vous éclairer.

Super. Merci, dit Gabriel en regardant la carte ; Magentia Moonbeam habitait sur la rue Dauphine, pas très loin d'ici.

Y avait-il autre chose ? demanda poliment le Docteur en reprenant ostensiblement son chiffon.

Gabriel se souvint des marques qu'il avait copiés au cimetière. Sous le regard attentif du Docteur, il fouilla ses poches à la recherche du papier.

Attendez une minute...

Il trouva la chose et la déplia.

Ça m'a l'air d'une sorte de code, dit-il en la tendant au Docteur John. Je me demandais si vous en aviez déjà vu ?

Le Docteur prit le papier dans une main et l'examina. Son expression ne changea pas d'un pouce, mais Gabriel sentit qu'il s'était un peu raidi lorsqu'il lui rendit la feuille.

Non, conclut-il. Ce ne sont que de vulgaires graffitis.

Gabriel le regarda avec curiosité. Pourquoi parlait-il immédiatement de graffitis ? Gabriel ne lui avait même pas dit d'où cela venait.

Vous êtes sûr ? insista-t-il. Il y a l'air d'avoir des motifs récurrents, des...

M. Knight. J'ai oublié de vous avertir, l'interrompit calmement le Docteur John, mais certaines portions des cimetières sont assez dangereuses. Je ne m'y promènerais pas seul si j'étais vous.

Les deux hommes restèrent face à face, se regardant l'un avec curiosité, l'autre avec une telle intensité que son vis-à-vis sentait ses yeux noirs le sonder jusqu'au plus profond.

Et le Docteur John cligna des yeux, laissant retomber le voile. Gabriel se gratta la tête.

Merci du conseil, dit-il.

Il sourit au Docteur, qui lui rendit son sourire.

Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quelque chose, répondit-il.

Il avait toujours ce sourire lorsque Gabriel quitta le musée.

* * *

S'il n'avait eu l'adresse, Gabriel aurait pu retrouver l'antre de Magentia Moonbeam à son enseigne parlant de voyance et de gris gris. La maîtresse des lieux était une femme d'une quarantaine d'années, même si elle semblait toujours convaincue d'avoir vingt-et-un ans. Ses longs cheveux à la blondeur peu naturelle étaient retenus en arrière par un bandeau coloré. Une longue robe bleue tentait d'amincir sa silhouette généreuse, et Gabriel n'était pas sûr d'arriver à voir un visage sous les couches d'ombre à paupières, de fond de teint et de rouge à lèvres. Lorsqu'elle ouvrit la porte à son visiteur, l'odeur écrasante de l'encens au jasmin se répandit dans la rue.

Bonjour, Explorateur, dit-elle en voyant Gabriel sur le seuil.

Mme Moonbeam ? C'est le Docteur John qui m'a parlé de vous. Je peux vous parler un moment ? demanda Gabriel en espérant que son charme l'amènerait à tolérer de donner cet entretien gratuitement.

Oui. Je sens que vous avez besoin d'aide. Entrez, je vous prie.

Le salon de sa vieille demeure était envahi de tables couvertes de tissu, de tentures pendues aux murs, de masques de Mardi Gras, de plumes aux couleurs criardes et d'accessoires mystiques. C'était le genre de décor où l'on cachait l'absence de mobilier de réelle valeur sous une profusion d'objets maison. Un rosaire était cloué à un mur. Un guéridon au centre de la pièce supportait une boule de cristal et un jeu de tarots. Contre le mur était posée une cage à oiseaux à l'ancienne, très grande et très ornée. Lorsque ses yeux se furent ajustés à la pénombre, Gabriel réalisa que la cage abritait non pas un oiseau, mais un gros serpent. L'addition de ces objets hétéroclites et de la tenue positivement psychédélique de Moonbeam aurait eu de quoi faire pâlir Andy Warhol.

En quoi puis-je vous aider ? s'enquit magnanimement Moonbeam, comme si elle pouvait exaucer n'importe quel souhait.

Je m'appelle Knight, dit Gabriel en tendant la main ; elle la serra, et sa main à elle était douce, sèche et couverte de poudre. Je fais des recherches, pour un livre, vous voyez ? Et je voulais parler à une vraie vaudouienne.

L'intérêt pour le Vaudou n'a jamais été aussi grand, assura Moonbeam avec un sourire indulgent. Votre livre devrait avoir du succès, M. Knight.

Elle l'invita à prendre place dans un fauteuil très bien rembourré, et s'assit sur un autre en face.

Qu'est-ce que vous faites, en tant que vaudouienne ?

J'ai une clientèle très loyale. Ils viennent me voir pour tout : pour avoir des conseils sur leur carrière, pour que je bénisse leurs enfants... Bien sûr, les philtres d'amour restent très populaire.

Et les meurtres dont on parle, ils n'ont pas d'effet sur vos affaires ?

Non... dit Moonbeam en rougissant. J'ai entendu dire qu'ils compliquent les choses pour les vaudouiennes ambulantes, mais moi-même, je ne reçois essentiellement que des habitués.

Hm. Et bien sûr, cette enseigne est là pour les habitués.

Donc ceux-là, ça ne les gêne pas ?

Ils en savent assez sur le Vaudou pour ne pas faire l'erreur de lier ces meurtres et ce que je fais, M. Knight.

Vous ne connaîtriez pas des... rumeurs, qui circulent dans la communauté vaudoue au sujet des meurtres ?

Non, dit Moonbeam, qui paraissait à présent mal à l'aise.

Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ?

Je crois... je crois que les assassins ont un sens de l'humour dépravé... pour tuer des gens et faire accuser le Vaudou ! Les adeptes ne sacrifient pas d'êtres humains.

Elle était de toute évidence perturbée. Il la croyait, et pourtant... était-ce un effet de son imagination fertile, ou la grande Magentia Moonbeam crevait-elle vraiment de trouille sous son fard à paupières ?

Pour changer de ton, Gabriel lui montra le vévé, qui visiblement ne lui évoquait rien, et se décida à lui donner ensuite les symboles, les soi-disant "graffitis" de la tombe de Marie Laveau.

– Est-ce que vous avez déjà vu ça avant ? demanda-t-il en lui tendant le papier.

Revenant sur un terrain qui lui était familier, Moonbeam se remit à sourire.

– Oui. C'est un ancien code vaudou. Mon mentor me l'a appris quand j'étais jeune.

– Un code ? répéta Gabriel.

Autrefois, du temps de l'esclavage, les fidèles l'utilisaient pour faire circuler des messages... maintenant, plus personne ne l'emploie, expliqua-t-elle.

Elle se mit soudain à réfléchir, et la tension revint sur ses traits.

– Cela... n'a rien à voir avec les meurtres, n'est-ce pas ?

– Bien sûr que non, affirma Gabriel. Après tout, les meurtriers ne sont pas des pratiquants, c'est bien connu maintenant... Mais dites, est-ce que vous croyez que vous pourriez traduire ?

– Je ne sais pas... cela fait des années que je n'ai pas vu ces symboles, vous savez !

– Mais c'est important, rétorqua Gabriel en la regardant droit dans les yeux. Vous êtes vraiment sûre de ne vous souvenir de rien ?

Son insistance eut raison de la réticence de Magentia Moonbeam, qui consentit à dire :

– Eh bien... Chaque symbole remplace une lettre. Je dois avoir un alphabet quelque part dans mes vieux fichiers. Je ne jette jamais rien, après tout.

– Merci beaucoup.

Emportant le papier avec elle, Moonbeam partit. Gabriel profita de son absence pour regarder le serpent enfermé dans sa cage à oiseaux. C'était lui aussi un serpent constricteur – à croire que tous les mystiques en avaient un – cependant, il était encore plus petit que celui de Madame Lorelei. Il n'avait pas l'air particulièrement heureux de son sort, et gisait mollement sur le fond de sa cage.

– Je parie que tu rêves d'étrangler quelqu'un, pas vrai ? dit Gabriel à voix basse.

Il se pencha pour essayer de distinguer les écailles de l'animal. Mais c'était peine perdue, dans la pénombre, il ne voyait du serpent qu'une forme sombre et ondulante. Il réussit néanmoins à déceler sous le reptile une vieille mue dont le bout dépassait de la cage. Effectivement, Magentia Moonbeam ne jetait jamais rien. D'un geste prudent, il approcha une main de la mue, et la tira doucement vers lui. L'opération réussit ; le serpent ne broncha même pas alors que Gabriel fourrait dans sa poche la vieille peau sèche et sale.

– J'ai réussi à traduire, dit derrière lui la voix de Moonbeam.

Gabriel s'éloigna hâtivement de la cage.

– Beau serpent, commenta-t-il.

– Merci, répondit-elle en fronçant légèrement les sourcils. C'est très étrange, ajouta-t-elle. J'ai trouvé l'alphabet tout de suite en ouvrant mon dossier. Je me souvenais que j'avais ce document, mais je ne l'avais pas vu depuis des années.

– Hm, ponctua Gabriel en essayant d'avoir l'air compréhensif.

Moonbeam s'assit sans énergie, la feuille toujours en main.

– Euh, est-ce que je peux jeter un œil ? demanda Gabriel en tendant la main.

Elle le regarda avec étonnement, avant de réaliser qu'elle tenait toujours la feuille ; elle la lui donna alors avec gêne. Gabriel la mit sous la lampe pour mieux lire. C'était le papier qu'il lui avait donné, mais Moonbeam avait assorti chaque symbole de sa traduction.

 

– Vous voyez, il n'y a qu'une partie qui veut dire quelque chose, commenta Moonbeam. "Conclave ce soir apporte" ... Un conclave, c'est une façon de désigner les assemblées vaudoues. Enfin, maintenant, on les appelle plus souvent des messes, comme à l'église.

– D'accord.

– Mais ensuite, f-w-e-t-k-a-s-h, ça ne veut rien dire. "Wet cash" ? "Fresh cash" ? Peut-être que celui qui a laissé ce message n'était pas très bon.

Elle lui sourit, comme pour s'excuser du peu d'informations.

– Merci. C'est déjà un bon début, dit Gabriel.

– Ce n'est rien, assura-t-elle avec un sourire un peu plus intéressé.

Gabriel se sentit rougir. Il la préférait encore molle et confuse.

– Je dois y aller, mais... vous serez dans les remerciements, promit-il comme s'il offrait un lot de consolation.

– Ce serait très gentil de votre part, dit-elle en posant une main chaude et collante sur son bras.

Gabriel partit abruptement.

 

Une fois revenu sur le trottoir, Gabriel sortit la mue de serpent de sa poche ainsi que l'enveloppe contenant l'écaille qu'il avait trouvée au bord du lac. La peau du petit serpent était un terne mélange de tons bruns et crème ; rien à voir avec l'écaille du lac. Gabriel ne fut pas surpris. Moonbeam n'avait même pas reconnu un vévé lorsqu'il lui en avait mis un sous le nez – sa connaissance du Vaudou semblait carnavalesque et peu approfondie, contrairement à celle des meurtriers. Mais si elle n'était pas une vraie experte, pourquoi le Docteur John dirigeait-il les touristes vers elle ?

Parce qu'elle fait pile la bonne impression.

C'était une pensée étrange, et Gabriel ne voulait pas vraiment s'attarder dessus. Mais Moonbeam avait reconnu le code. Soit elle n'était pas aussi inculte qu'elle le paraissait, soit cette petite part de savoir était un accident, quelque chose de légitime qu'elle avait récupéré par hasard des années auparavant.

Gabriel examina de nouveau la traduction. Cette séquence, "f-w-e-t-k-a-s-h", lui rappelait quelque chose. Il se secoua les neurones pour essayer de se souvenir, mais s'il y avait un sens à ces lettres, celui-ci lui échappait toujours.

* * *

Gabriel fit un crochet par la Napoleon House pour voir si Sam avait terminé le bracelet. Sam n'était pas là, et Marcus non plus. L'endroit paraissait étrangement vide sans eux.

– Hé, King. Où est notre champion du jour ? demanda-t-il au barman.

– Sam, tu veux dire ? Il est passé tout à l'heure. Il a annoncé qu'il partait en voyage à l'est.

– Vraiment ?

– Ouaip. Mais il t'a laissé quelque chose.

Stonewall sortit une petite boîte de sous le comptoir et la donna à Gabriel.

– Merci, grommela Gabriel. Sam, il te paraissait comment ?

Stonewall secoua la tête.

– Il avait assez de valises sous les yeux pour remplir la soute d'un Boeing. Tu as des gens qui ne sont jamais contents.

 

Gabriel attendit d'être sorti pour ouvrir le boitier rudimentaire. Celui-ci contenait une réplique du bracelet de Cazaunoux. C'était une reproduction toute neuve et toute brillante, mais parfaitement identique par ailleurs. Les deux têtes reposaient sur le coton blanc, luisant dangereusement sous le soleil.

* * *

Voir Mosely était la seule chose que Gabriel était certain de devoir faire. Mosely devrait lui avoir pardonné l'incident de l'insigne, et Gabriel avait besoin d'une mise à jour sur l'enquête policière. Mais l'écrivain, sans trop qu'il sache pourquoi, ne se sentait pas vraiment d'aller voir son ami dégarni. Il décida de passer par le Square Jackson pour voir ce qui lui tomberait dessus, peut-être pour avoir quelques instants de calme sur l'herbe qu'il mettrait à contribution pour reconstituer une vision de plus en plus fragmentée de l'affaire, peut-être même pour retrouver un peu de la lumière de la nuit dernière.

Pour un jour de semaine, le parc était bondé. Les gens désespérés par la chaleur omniprésente devaient vouloir se mettre au vert. Leur nombre agaçait Gabriel.

Il réussit à trouver un emplacement vierge sur la pelouse à l'est de la statue de Jackson, avec assez d'ombre pour éviter à sa tête de finir brûlée par le soleil. Il s'y allongea et essaya de faire le vide.

Ce ne fut pas difficile. L'humidité épaisse de l'air avait des propriétés insonorisantes, comme si elle lui remplissait les oreilles de coton invisible ; le bruit lointain de la circulation, les clop clop occasionnels de sabots de cheval sur les rues pavées du Quartier, les airs de jazz du groupe de Joe, tout cela se mêlait dans la tête de Gabriel en une rumeur distante, accentuée par la percussion sombre d'un joueur de tam-tam solitaire et le bruissement constant des gens qui se comportent comme des gens dans un endroit bondé.

L'image de Cazaunoux flotta dans son esprit, telle la figure de proue d'une Nouvelle-Orléans devenue navire ; une dame trop maquillée, fragile, antique, paranoïaque. Elle serait un excellent personnage pour le livre, même s'il faudrait réviser un peu ses dialogues. Quant à Moonbeam, une fois que Gabriel serait aux commandes de l'histoire, son serpent représenterait quelque chose d'autre que l'imitation pathétique d'une tradition qu'elle ne comprenait pas vraiment.

En fait, il avait tout ce qu'il fallait. Il pouvait prendre le matériau brut et inventer sa propre fin. Au point où il en était, il arriverait sans doute même à trouver quelque chose qui serait plus intéressant que la vérité.

Non. Tu ne peux même pas imaginer la vérité. Et puis ça ne te débarrasserait pas des cauchemars.

Gabriel sentit la panique surgir. Il ne voulait pas penser aux cauchemars, ni à comment et pourquoi ils n'avaient de cesse de croiser et de recouper l'affaire. La nuit dernière, contre le corps chaud de Malia, il n'avait rêvé de rien, et en ce qui le concernait, cette situation pouvait se reproduire à l'infini.

Pour se distraire, il posa son magnétophone à côté de lui et y mit l'enregistrement de la conférence d'Hartridge, qu'il rembobina complètement. De toute manière, il avait l'intention de réécouter cette cassette, au moins pour rattraper ce qu'il avait manqué, et il y avait autre chose...

L'utilisation de totems, ou de masques et de symboles animaux n'était pas rare dans les temps anciens. Cependant, la plupart des sectes ont aujourd'hui abandonné cette pratique.

Pause. Bien sûr. Il l'avait su dès le moment où Mosely lui avait parlé de la fourrure de léopard. Il l'avait su à cause... du rêve. Il fronça les sourcils à cette pensée. Non, c'est stupide.

Peut-être. Mais ce groupe-là portait des masques, et pourquoi ?

Il regarda le ciel. Aucun nuage ne venait briser l'azur, ne laissant aucune amarre à ses yeux.

Pourquoi des masques ? Parce que les membres ne devaient pas se connaître ? ... Sans doute pas. Un léopard. Et il avait lui-même acheté un masque. Un crocodile. Des animaux, des totems. Ils tiraient leur pouvoir de totems animaux ? La possession par les Loa faisait d'eux des animaux ? Gabriel sentait que c'était quelque chose de cet ordre, mais il n'arrivait pas à tirer l'idée jusqu'au bout. Hartridge avait dit que c'était une coutume africaine. Ce groupe était donc ancien. Mais jusqu'à quel point ?

Et pourquoi diable avait-il acheté ce masque ?

Il se déplaça un peu pour que ses yeux soient hors de la zone d'ombre, pour voir le soleil, parce que cela faisait mal, et il voulait avoir mal, il voulait que la lumière l'aveugle.

Parce que je veux aller à une de leurs cérémonies. Je veux être là-bas, et à Rome...

Il tâtonna jusqu'à retrouver le bouton "lecture" du magnétophone, et l'enclencha pour ne pas être seul avec son esprit qui partait en vrille.

Parmi les objets rituels utilisés durant les conclaves, il y a la gourde rituelle, ou asson... le fouet rituel, ou fwet kash... et le cercueil rituel, ou séké madoulé. Ces objets ne sont que des accessoires, invoqués par la mamaloa pour des rites spécifiques. Dans certaines...

Pause.

Le bleu commençait à se remplir de points sombres et de bactéries intangibles.

Fwet kash. C'était ça. Il n'avait pas fait le lien tout de suite parce que quand Hartridge en avait parlé, il n'avait pas vraiment imaginé l'orthographe du mot.

DJ. Conclave ce soir. Apporte le fouet rituel.

C'était ça, il le sentait jusqu'à la moelle de ses os. Il pouvait toujours deviner qui était ce "DJ". La vraie question était la suivante : qui diable écrivait ces messages ? Et ceux-ci avaient-ils un lien avec les meurtres, ou "DJ" et ses amis n'étaient-ils que des plaisantins qui jouaient un rôle ?

Gabriel se rassit, et le sang pulsa douloureusement à ses tempes. Il avait du mal à se concentrer après ce tête-à-tête avec l'astre du jour. Il se frotta les yeux, s'étira et essaya de se concentrer malgré sa vision floue. Alors qu'il regardait autour de lui pour la deuxième fois, quelque chose attira son attention à sa droite. C'était une petite silhouette qui semblait totalement immobilisée sur l'herbe, à quelques mètres de lui.

Gabriel lutta pour identifier cette personne et soudain, tout se remit en place.

L'autre le regardait bel et bien, assez terrifié, la mâchoire tombante. C'était Crash, l'indic de la veille. Gabriel se releva et s'avança vers le garçon. Celui-ci s'enfuit promptement. Gabriel le vit foncer dans la foule, manquant de renverser une vieille dame. Qu'est-ce qui lui prenait ? Gabriel lui rappelait peut-être une mauvaise journée, mais enfin, n'était-ce pas une réaction un peu exagérée ?

A moins qu'il soit en train de faire quelque chose qu'il ne veut pas faire sous l'œil d'un policier, et il croit que tu es de la police.

Si le gamin vendait de la drogue, Gabriel s'en moquait totalement. Mais il n'avait rien contre une occasion de lui parler. Peut-être aurait-il une meilleure approche que celle de Mosely pour le faire parler. Sa décision prise, il entama la poursuite.

Très vite, celle-ci vira au cache-cache. Il trouva tout d'abord Crash à la sortie du parc, au coin de la rue ; sitôt qu'il tenta de s'approcher, Crash retourna dans le Square. Gabriel le suivit, essayant parfois de le rattraper, toujours en vain, tentant autrement de l'observer de loin. Mais Crash était bien meilleur à ce petit jeu. Il courait pour échapper à Gabriel, mais sitôt que celui-ci le rattrapait, même s'il essayait de se cacher derrière quelqu'un ou quelque chose, Crash le repérait toujours et s'en allait. Quoi qu'il voulût faire dans le parc, il n'allait pas le faire sous les yeux de Gabriel, et il n'allait certainement pas lui en parler non plus.

Ils finirent par faire environ quatre fois le tour du parc, et Gabriel remarqua petit à petit que le gamin était vraiment très malade. Il s'arrêtait de plus en plus fréquemment pour faire passer des quintes de toux qui semblaient le secouer tout entier. Ses yeux étaient à moitié larmoyants et pleins de désespoir. Il lui fallait un lit d'hôpital, et il s'obstinait pourtant à rester dans le parc ou dans ses environs, s'y accrochant comme à un canot de sauvetage. Était-il en manque, à la recherche de sa dose quotidienne ?

C'était cela, plus que la frustration, qui convainquit Gabriel d'abandonner la partie. De toute évidence, Crash n'allait pas le laisser s'approcher pour l'aider, et l'écrivain avait l'impression de poursuivre un chien malade avec un bâton à la main. Il le laissa partir.

Mais il eut une idée.

Il sortit en trombe du parc, et traversa la rue pour atteindre un grand centre commercial au bord du Mississippi. Il prit l'ascenseur jusqu'au dernier étage, maudissant la lenteur de la machine. Il atteignit la plate-forme du toit, manquant dans sa hâte de laisser son empreinte dans le muret de briques qui empêchait les imprudents de tomber. Il retourna ses poches à la recherche d'un quarter, et réussit à pêcher un survivant solitaire qu'il laissa tomber dans la fente d'une des grosses jumelles qu'il avait toujours considéré jusque-là comme des attrape-touristes.

Il lui fallut de longues minutes pour retrouver la trace de Crash. Gabriel ajusta les jumelles. Le garçon regarda autour de lui, visiblement aux aguets et prêt à s'enfuir à la moindre occasion. Ce n'était pas bon signe. Comme un chien battu, Crash s'avança lentement vers la statue, regardant autour de lui à chaque pas. Gabriel s'attendait presque à le voir s'arrêter devant la statue, mais il n'en fut rien ; Crash se mit à en faire le tour, jusqu'à arriver devant le joueur de tam-tam solitaire. Avec un nouveau regard circulaire, il s'accroupit à côté du musicien et lui souffla quelque chose. Le joueur de tam-tam cessa un moment sa pulsation et écouta, impassible. Puis il hocha la tête, et se décala légèrement comme pour dire à Crash "Tu as fait ton boulot, maintenant, dégage." Crash se leva à contrecœur, regarda encore une fois autour de lui et s'éloigna du musicien.

Celui-ci se remit à frapper son instrument, avec un rythme différent, qu'il semblait répéter encore, et encore et encore. Gabriel tenta de suivre Crash, mais se heurta vite à la portée limitée des jumelles.

Qu'importe. Il savait où le gamin se dirigeait.

 

* * *

 

La cathédrale St-Louis était presque déserte. Quelques croyants étaient assis ou agenouillés sur les bancs, la tête baissée, leurs pensées indéchiffrables.

Crash était aussi sur un banc, près de l'entrée. Il était à moitié allongé, les yeux fermé, murmurant une prière interminable.

Gabriel s'assit sur le banc derrière lui et l'observa un moment. Il semblait encore plus malade vu de près. Sa peau de quarteron était à présent presque littéralement blanche, mais les ombres au bord de son visage avaient une couleur inquiétante, aux relents de peste. De la sueur perlait sur son front et au bord de ses lèvres, posant un film brillant sur ses joues qui semblaient s'émacier davantage de minute en minute.

Le visage de Crash se transformait en masque mortuaire sous les yeux de Gabriel. L'écrivain ravala péniblement le dégoût qui voulait qu'il s'enfuie.

Crash, dit-il doucement.

Crash ouvrit les yeux et tourna la tête comme s'il s'attendait à voir Dieu, ou Satan.

Merde ! dit-il, presque déçu. Laisse-moi tranquille !

Si tu es d'humeur à te confesser, je t'écoute, proposa Gabriel.

Va te faire foutre ! Tu sais rien de rien.

Je sais que tu crèves de trouille. Je sais que tu es en train de mourir.

Crash essaya de se relever pour regarder par-dessus son épaule, les yeux exorbités.

Pas encore, mec. Je suis pas encore mort.

Regarde-toi dans la glace, rétorqua Gabriel. Tu es dans la salle d'attente de Saint Pierre.

Non ! gémit Crash. J'ai passé le message. J'ai rien dit à la police.

C'est ça que tu as dit au joueur de tam-tam ?

Crash laissa échapper un autre gémissement et serra le poing.

Putain, non ! T'as rien pu voir !

Tu sais qu'il y a des jumelles qui permettent d'observer tout le parc ? Sur le toit du centre commercial en face ?

Crash avait l'air de savoir. Il se mit à pleurer en silence, et les larmes qui perlaient entre ses doigts étaient roses.

C'était la fois de trop, tu crois ? Tu n'étais pas censé te faire prendre ?

Crash hocha la tête, inconsolable, couvrant toujours son visage de ses mains tremblantes. Gabriel voulait mettre une main sur l'épaule du garçon, mais il était censé jouer le rôle du méchant – il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il avait le sentiment que c'était nécessaire. Qui plus est, il n'était pas vraiment pressé de faire connaissance avec ce qui dévorait le gamin de l'intérieur.

J'ai déjà vu ces musiciens, dit Gabriel. Ailleurs que dans le parc.

Ils sont... partout dans le Quartier, acquiesça Crash.

Ils ont un nom ?

Ils les appellent "Tambours Rada".

Et tu sais où va ton message ?

Crash sembla se recroqueviller encore davantage. Gabriel se pencha pour lui montrer le bracelet serpenté.

Ça te rappelle quelque chose ?

Crash hocha lentement la tête et étira le col de son T-shirt rouge, révélant la tête d'un serpent tatoué sur sa poitrine imberbe et dont le dessin était semblable aux serpents du bracelet.

Qu-qui te l'a fait ? demanda Gabriel en essayant de rester calme.

Face au silence du gamin, il insista.

Écoute, je ne veux pas te faire peur, mais tu commences à être au bout du rouleau. Tu veux mourir avec tous tes péchés, ou tu préfères te débarrasser de quelques-uns, faire une bonne action, t'acheter un ticket de dernière minute pour le paradis ?

Le paradis ? Moi ? rétorqua Crash. Même pas en rêve.

Alors pour le purgatoire, au moins. Ce sera toujours mieux que l'enfer, dit Gabriel, espérant que le gamin avait fait assez de catéchisme pour savoir de quoi il parlait.

Crash avait l'air dubitatif.

Allez, aide-moi au moins à les descendre. Qu'est-ce qui te retient ? Ils sont déjà en train de te tuer, qu'est-ce qu'ils peuvent faire de pire ?

Je ne veux pas mourir, répondit Crash en se remettant à pleurer.

Gabriel sentit la culpabilité l'aiguillonner de nouveau. Pourquoi tourmentait-il ce garçon ?

Je sais, assura-t-il. Personne n'en a envie. Dis-moi ce que tu sais. Ça te sauvera peut-être.

Crash le regarda sans paraître convaincu. Gabriel se força à sourire.

Qui sait ? Comme dans un conte. Ça pourrait marcher.

Crash s'humecta les lèvres, et sembla finalement décider qu'il n'avait rien à perdre. Il inspira un grand coup et regarda droit devant lui.

C'est un cartel, dit-il à voix basse. Ils trempent dans tous les trucs illégaux ici. La drogue, les putes, tout ce qu'on trafique, c'est eux.

Et le Vaudou, c'est eux aussi ?

Tu parles que c'est eux ! dit Crash avec un rire amer. Ils peuvent faire c'qu'ils veulent avec ça ! Lire l'avenir, trouver leurs ennemis...

Et les tuer. Qui est à la tête de tout ça ?

Ça, j'en sais rien. Chuis pas avec eux, juste un de leurs coursiers.

Tu as été à leurs... hm... conclaves ?

Crash recommença à baisser la tête.

Une fois. Ils ont un temple, un hounfour ils appellent ça. C'est sous terre. J'y suis allé, mais me demande même pas où c'est, je saurais pas retrouver.

Gabriel se souvint des ennuis qu'il avait eus pour atteindre le lieu du dernier crime.

Je comprends. Tu as vu les masques ?

Crash pâlit encore.

Ouais.

Il se retourna et regarda Gabriel droit dans les yeux, l'air absolument terrorisé.

Ils se transforment. Ils deviennent des animaux.

Gabriel eut l'impression que Crash venait de lui transmettre un frisson de terreur. Il changea de sujet.

Ce tatouage, c'est pour quoi ?

C'est un signe. Pour dire que je suis avec eux.

Et pourquoi est-ce que tu as des ennuis maintenant ? Tu n'as rien dit à Mosely. Il a dit que tu étais déjà venu l'informer auparavant.

Avant, j'étais censé y aller. Parfois, c'est eux qui me disent d'y aller, tu sais, pour coincer les cons qui voudraient monter leur affaire sans savoir où ils sont. Si c'est pas la police qui s'en charge, y finissent comme ça, conclut-il en désignant son propre corps, d'un geste éloquent qui lui valut d'être pris d'une quinte de toux encore plus terrible.

Il expulsa une masse de mucus sanglant qui s'écrasa sur le pavage de la cathédrale. Quelques autres personnes se tournèrent vers eux, mais revinrent bien vite à leurs prières.

Tu ne crois pas que tu devrais aller aux urgences ? suggéra Gabriel avec inquiétude.

Crash essaya de se redresser, mais la vue du rouge par terre anéantit ses efforts. Il se recroquevilla sur le banc, miaulant comme un chaton.

Ça va aller ! J'appelle une ambulance, d'accord ? dit Gabriel.

Mais Crash s'était levé et essayait de partir lui-même. Il s'effondra, les mains serrées sur son ventre, avant même d'être arrivé dans l'allée centrale. Sa tête frappa l'angle d'un banc et il tomba à terre.

Gabriel vint s'agenouiller à côté de lui. Crash était à moitié sur le dos, le regard levé vers le plafond de la cathédrale. Lorsque Gabriel entra dans son champ de vision, ses yeux injectés de sang se concentrèrent sur lui, les pupilles dilatées et luisantes.

Crash leva un bras et Gabriel prit sa main. La peau au creux de sa paume était sèche, et sa prise faible. Crash le regarda un moment, effrayé, seul et halluciné, et à ce moment précis il avait l'air d'un enfant.

Je vais appeler une ambulance, répéta doucement Gabriel.

Mais Crash ne l'écouta pas. Quelque chose s'était brisé dans son esprit et il ne restait plus qu'un gosse terriblement blessé, terriblement choqué par la douleur. A présent, le regard qu'il adressait à Gabriel semblait lui demander pourquoi il n'y mettait pas un terme.

Puis ses yeux se révulsèrent, et il mourut.

Gabriel recula maladroitement, cherchant l'appui d'un banc. Ses yeux se posèrent sur des vitraux qui parsemaient les flancs de l'édifice. [The Good Shepherd] le regardait en retour, sa crosse en main, tandis que derrière lui, des brebis paisibles paissaient dans des pâturages infinis. Gabriel ferma les yeux.

Prenez soin de lui, pria-t-il maladroitement, sans savoir à qui s'adressait cette supplique. Il ne lui restait plus qu'à espérer que quoi qu'il y eût là-haut, c'était quelque chose qui possédait la même tendresse que cette image pieuse.

Il demeura encore immobile un moment, attendant que ses membres cessent de trembler, attendant que monte la moindre idée de la suite. Mais rien ne résonnait dans sa tête – et rien ne risquait vraiment de raisonner à côté de cette enveloppe torturée qui avait été un être humain. Il fallait qu'il parle à quelqu'un, c'était plus que clair. Oui, et il savait à qui parler.

Mais n'y avait-il pas une chose à faire avant ? Gabriel se leva sur des jambes incertaines et baissa les yeux vers Crash. Il regarda autour de lui. Tout le monde s'appliquait à les ignorer. Dégoûté par ce qu'il s'apprêtait à faire, Gabriel prit son carnet de notes, remonta le T-shirt de Crash et reproduisit le motif de son tatouage.

 

* * *

 

Gabriel trouva Mosely dans son bureau. L'inspecteur paraissait déprimé et fatigué, et Gabriel ne l'avait pas souvent vu dans cet état. Mais pour l'instant, il n'avait pas le temps de s'en préoccuper. Il entra en claquant la porte derrière lui.

Qu'est-ce que tu veux ? s'agaça Mosely.

Je viens de voir Crash mourir, rétorqua Gabriel en s'asseyant en face de lui.

De quoi tu parles, Knight ? Je l'ai laissé partir ce matin.

Ouais, et je viens de le voir mourir il y a même pas une demi-heure. Il est à la cathédrale St-Louis.

Mosely réalisa enfin que Gabriel était sérieux, et se pencha sur son bureau.

Tu es sérieux ? Merde ! Qu'est-ce qui s'est passé ?

Gabriel commença à ouvrir la bouche, mais réfléchit un moment face au sérieux de Mosely. Oui, que s'était-il passé ? Et plus important encore, que croirait l'inspecteur ?

Je... je crois qu'il a été assassiné.

Assassiné ? Quoi, on lui a tiré dessus ?

Non. Peut-être...on l'a plutôt empoisonné. Il était malade. Vraiment malade.

Empoisonné ? Ce sont les petites vieilles qui finissent empoisonnées, pas les junkies. A mon avis, il a fait une overdose.

Ce n'était pas une overdose, répondit fermement Gabriel.

Oh ? Et depuis quand tu es un expert en drogues ?

Gabriel sentit la moutarde lui monter au nez et le rouge aux joues dans un mouvement conjoint.

Alors vas-y, fais une autopsie ! Putain, pas étonnant que tu ne résolves jamais aucune affaire !

Ne va pas me dire comment je dois faire mon boulot, Knight !

Gabriel essaya de désamorcer la dispute. Ce n'était pas le moment.

Écoute, va voir le corps. Fais une autopsie. Tu ne trouves pas ça louche, que tu interroges Crash un jour et qu'il meure le lendemain ? Ça m'a l'air d'une sacrée grosse coïncidence. Il était là, à crever de trouille, et il avait des raisons.

Comment ça, des raisons ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

Tu sais bien ce que je veux dire ! Les gens que tu voulais qu'il dénonce se sont assurés de son silence éternel.

Bon sang ! Tu dis qu'il est mort devant toi, non ? résuma Mosely avec exaspération.

Ouais.

Et il n'y avait personne d'autre, c'est ça ?

Ouais.

Et il était malade, c'est pour ça qu'il est mort, c'est ça ?

Hm.

Tout ça, ça nous donne le coupable : les drogues. On l'a gardé une nuit, il est ressorti en manque, alors il a trouvé sa dose aujourd'hui et en a abusé. Ça arrive tout le temps.

Ce n'est pas ce qui est arrivé cette fois, martela Gabriel.

On va l'autopsier, d'accord ? soupira Mosely en s'avachissant de nouveau sur sa chaise. C'est la routine, de toute façon. S'il s'est drogué, on le saura. Sinon, on enquête.

Il se mit à jouer avec un stylo. Son esprit n'était visiblement pas vierge de problèmes.

Alors, qu'est-ce qui t'arrive ? demanda Gabriel.

Faut que je te dise quelque chose.

Quoi ?

Mosely ne le regarda pas dans les yeux tandis qu'il annonçait :

L'affaire des Meurtres Vaudous a été close.

Gabriel sentit la fatalité l'inonder. A présent, la mine défaite de Mosely s'expliquait. Quant à lui, il ne savait même pas quoi répondre.

Désolé, mon pote. C'est vraiment dommage, pour le livre. Mais il y aura une autre affaire, quelque chose de mieux. Tu verras.

Gabriel le regarda avec un mépris soudain.

J'ai pas vraiment l'impression que cette affaire est résolue.

Si. Dans un sens.

Oh ? Dans quel sens ? Dans le sens que vous êtes tous une bande de poules mouillées ? attaqua Gabriel, emporté par la colère.

A présent, Mosely était rouge comme une tomate.

Ce que je t'ai dit avant s'est confirmé ! Les victimes étaient toutes des membres de la Mafia de Chicago. Ils ont essayé de se faire un appui à la Nouvelle-Orléans pour faire passer la drogue le long du Mississippi. La Floride était devenue trop chaude pour eux, apparemment.

Et ?

Et la faune locale n'a pas apprécié. Ils leur ont fait comprendre qu'ils n'étaient pas les bienvenus ici. Ils sont partis. C'est officiel, les mafieux de Chicago sont partis. Les meurtres sont finis.

Et les meurtriers, alors ? contra Gabriel.

Ils font partie de notre underground, soupira Mosely avec un haussement d'épaules malaisé. On s'en occupera en temps voulu, comme on l'a toujours fait.

Ton ambition m'impressionne, commenta sèchement Gabriel.

Mosely parut encore plus penaud.

Écoute, les types du département se figurent que c'est mieux comme ça, qu'il vaut mieux la vermine d'ici que la vermine importée ! Ils se disent qu'on a de la chance que ça se finisse comme ça. Tu veux vraiment que la Nouvelle-Orléans devienne la Mecque de tous les trafiquants de drogue de ce foutu pays ?

Gabriel se sentait à présent assez furieux pour avoir envie de renverser le bureau de Mosely histoire de le secouer, mais la réalité le rattrapa en même temps que la pensée que son squelette ne survivrait pas à l'effort.

A d'autres, éructa-t-il. Sept personnes ont eu le cœur arrachés et vous ne pouvez même pas vous magner le cul pour savoir qui a fait ça. T'as les jetons, voilà ce qui se passe ! Si tu veux justifier ton échec de merde, dis-le devant la glace ! Ça ne prend pas avec moi.

Il se leva brusquement, renversant la chaise dans son mouvement. Il quitta le commissariat, emportant avec lui l'image mentale du visage de Mosely qui le regardait, rouge de surprise et de colère, oui, mais aussi d'une culpabilité secrète.

 

* * *

 

Lorsqu'un conducteur lui cria des obscénités pour la troisième fois, Gabriel réalisa qu'il était en bonne voie pour se tuer et sans doute en emporter deux ou trois autres avec lui. Il ralentit, se rabattit vers le trottoir et se gara à l'ombre d'un arbre, coupant le moteur et inspirant profondément.

Il ne se souvenait pas d'avoir jamais été aussi en colère auparavant. Il n'était pas du genre violent, pas du genre justement à partir en trombe, et pourtant, s'il s'était trouvé un être humain assez imprudent pour s'approcher de lui en cet instant précis, il lui aurait volontiers arraché la tête.

Qu'est-ce que ça change ? La police ne t'aidait pas vraiment, de toute façon.

Mais cela le faisait tiquer. Était-il le seul à avoir des yeux dans cette ville ? La police avait été aveuglée, ou elle se laissait faire. Tous, y compris Mosely.

Pas de Vaudou, non monsieur. Oh, et on va laisser ces petits plaisantins déranger s'en tirer sans être inquiétés. Hé, c'est un bon deal, ils gardent les Ritals à l'écart.

Bien sûr. C'était comme dire "Laissons ce lion rôder dans la maison, chérie, il nous débarrasse des souris." Pour ce que Gabriel en savait, la Mafia italienne n'avait pas vraiment pour coutume de transformer des gamins en masses de chair liquéfiées ou d'arracher des cœurs dans des endroits presque publics sans s'inquiéter d'être vus.

Non, la vérité était que la police avait peur. Il l'avait vu dans les yeux de Mosely. Sa propre peur, oui, mais surtout, la culpabilité de faire partie de cette reculade collective.

Prends-le comme ça, mon bon vieux Gabe. Si le N.O.P.D. lâche l'affaire, s'ils ont la trouille, qu'est-ce qui te prend de laisser ton petit cul maigrichon tremper là-dedans ?

Je mourrai jeune de toute façon, murmura-t-il pour lui-même.

Et en entendant ces mots résonner dans la lumière d'une fin d'après-midi ordinaire, dans une rue ordinaire, ses godasses de cuir noir posées sur l'asphalte chaud et le derrière de son jean sur la selle de sa moto à l'arrêt, Gabriel se sentit projeté ailleurs. Il se voyait depuis un troisième œil planté dans le ciel, et l'image était sacrément parfaite, foutrement chevaleresque, du James Dean au sommet de sa forme. Sa colère s'évanouit instantanément et l'artiste en lui éclata en applaudissements.

Et merde. C'est cent mille fois mieux qu'un roman. Vas-y seul, gros malin. Vas-y tout seul.

Le sourire qui étira ses lèvres ne le quitta pas de tout le trajet du retour.

 

* * *

 

Grace était toute pâle lorsqu'il rentrait. Gabriel se laissa entraîner par son énergie cinétique jusqu'à la machine à café.

Tu as vu l'édition du soir ? demanda prudemment la jeune femme.

Non.

La police a clos l'affaire, dit-elle avec amertume.

Ouaip, répondit-il simplement.

Il se mit à chantonner et se hissa sur la table pour s'y asseoir, laissant pendre ses jambes. Grace paraissait déçue que sa bombe n'eut pas fait l'effet escompté.

Ça ne te dérange pas ?

Grace, faut vivre avec son temps, la sermonna-t-il en mimant le concept.

Elle le regarda, incrédule, et une ombre traversa son visage. Gabriel savait que cette ombre-là portait le nom de Malia, écrit en grosses lettres. Elle le croyait sans doute trop gaga pour prendre la mesure des choses. Il ne se donna pas la peine de la corriger.

Bien, dit-elle platement. J'imagine donc qu'on en a fini avec les recherches.

Faux. Je voulais te demander de faire des recherches sur les tambours Rada.

Tambours Rada ?

Ouais. Qu'est-ce que c'est, d'où ça vient, et vois en particulier si tu peux trouver quelque chose à propos d'un code. Tu sais, comme les signaux de fumée, mais sonores.

Il se redressa et manqua de tomber en arrière. Grace l'observa avec la patience que l'on réservait généralement aux attardés mentaux.

Bon, d'accord, dit-elle. Donc même si la police n'est plus dans le coup, toi, tu l'es toujours ?

Allons, Gracie, toi et moi... on n'avait pas besoin de ces losers, dit-il en affectant d'être sérieux.

Grace serra les lèvres et ne dit rien.

Maintenant, que dirais-tu de me laisser reprendre les commandes de la librairie ?

Mais ma journée ne se finit que dans une heure !

Allez, je suis peut-être un écrivain de merde, mais je sais encore vendre des livres. Vas-y.

Grace secoua la tête, visiblement atterrée par le comportement de Gabriel, mais elle rassembla docilement ses affaires et se prépara à s'en aller. Elle s'arrêta après avoir mis son manteau pour le regarder encore une fois avec perplexité.

Tu vas bien ?

Comme le Roi Pêcheur dans son harem de saumons. Allez, file maintenant, dit-il avec un large sourire.

Grace s'enfuit.

Gabriel la regarda partir à travers la vitrine, avec un rire qui ne cessa de monter jusqu'à paraître franchement dément, même selon ses critères.

 

* * *

 

Malia ? murmura-t-il.

Le téléphone était au creux de son cou. Il était presque minuit et il s'était juré de ne pas utiliser le numéro privé qu'elle lui avait donné, pas si vite, pas si précipitamment, mais son corps était lourd après sa seconde douche et la simple pression des draps lui donnait des courbatures.

Gabriel ?

Désolé d'appeler si tard.

Tu ne trouves pas le sommeil ?

Non.

Moi non plus, soupira-t-elle. Viens.

J'arrive.

Il raccrocha, enfila le premier jean qu'il réussit à trouver dans le noir, et tituba jusqu'à la porte d'entrée.


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