Gabriel Knight : Les Péchés des Ancêtres - Jour 5
Ma retraite m'a coûté tout ce que j'avais, et tout ce que j'ai bravé...
22 juin 1993
Gabriel se gara devant la librairie à huit heures du matin. La boutique était déjà ouverte, et le patron fut assez irrité de constater que Grace était venue plus tôt et pourrait ainsi constater son point d'arrivée inhabituel. Il songea à mentir, mais pourquoi s'excuser ? Sa vie privée n'était pas l'affaire de Grace.
Il entra donc, déterminé à ne pas apparaître préoccupé. Il accrocha son manteau et se dirigea vers la cafetière.
– Tu es bien matinal aujourd'hui, nota Grace.
Ses sourcils étaient légèrement froncés, mais en l'observant, Gabriel se dit qu'elle semblait plus perplexe que soupçonneuse. Parfait.
– Yep, acquiesça-t-il en engloutissant le caoua, toujours aussi délicieux. Du nouveau ?
– J'ai trouvé un revendeur à Philadelphie qui avait un livre sur les codes Rada. Mais il n'arrivera pas avant demain.
Gabriel ne lui demanda pas comment elle avait payé ce bouquin. Il n'avait pas de quoi la rembourser, alors à quoi bon ?
– Des appels ?
– Il y en avait un sur le répondeur ce matin. De l'Allemand, Wolfgang Ritter, tu vois ? Il est sacrément tenace.
Gabriel sentit son cœur flancher. Wolfgang Ritter, le frère de son grand-père ! Il avait failli l'oublier.
– Gracie, tu peux me redonner son numéro ? dit-il vivement.
Grace arracha une feuille de son bloc-notes et le lui tendit.
– Tu vas l'appeler ? demanda-t-elle dubitativement.
– Non, je m'amuse à apprendre les numéros de téléphone étrangers.
Les sourcils de Grace se froncèrent à nouveau, et elle l'étudia attentivement.
– Tu étais sans doute déjà parti quand il a appelé, avança-t-elle prudemment.
– Ouais. J'ai dû le rater bêtement, répondit-il nonchalamment, en bâillant et en s'étirant pour renforcer l'effet.
Voilà. Elle l'avait fait. Elle l'avait forcé à mentir. Ah, les femmes !
– Est-ce que tu as une raison particulière de t'intéresser à Wolfgang Ritter ? l'interrogea-t-elle tandis que son visage se relâchait. Est-ce que c'est à propos de l'affaire ?
– Allons, Gracie. Il n'y a pas que l'affaire dans la vie, dit-il en souriant et en se dirigeant vers son studio.
Mais Grace ne sourit pas ; elle se mordait les lèvres avec anxiété. Gabriel lui-même n'y croyait pas, en son for intérieur. Une livre de plomb s'était déposée dans son estomac.
* * *
L'appel traversa l'Atlantique sans difficulté, et la tonalité semblait résonner au coin de la rue plutôt qu'au bout du monde. Gabriel avait le temps de compter quatre battements de son propre cœur entre chaque bip.
– Schloss Ritter hier, répondit une agréable voix de femme.
– Wolfgang Ritter, s'il vous plaît ? demanda Gabriel ; même à ses propres oreilles, il paraissait excessivement jeune et impatient.
– Einen moment, bitte.
Il attendit, en essayant de ne pas penser à la facture. Peut-être qu'il faisait nuit là-bas, il ne s'était même pas donné la peine de vérifier, ou peut-être que l'homme – bon sang, il devait avoir au moins quatre-vingts ans – était occupé à faire une crise cardiaque.
Il entendit finalement quelqu'un reprendre le combiné quelque part en Allemagne.
– Gabriel ? dit une voix qui ne pouvait appartenir qu'à un très, très vieil homme.
– Wolfgang Ritter ? s'enquit Gabriel, soudain dubitatif.
– Oui. Sais-tu qui je suis ?
– Heinz Ritter était votre frère.
– Ainsi que ton grand-père. Très bien ! J'imagine qu'il ne te l'a jamais dit lui-même ?
– Quand je suis né, il était mort depuis longtemps. Mais même, il ne m'aurait rien dit. Il n'a rien dit à personne. Je l'ai découvert il y a quelques jours en fouillant ses affaires.
Gabriel laissa la fin de sa phrase planer, incapable de trouver la moindre chose à dire. Il ne connaissait pas son interlocuteur, et tout à coup, il n'était plus sûr de vouloir le connaître.
– Je ne sais pas par où commencer, avoua son grand-oncle. Il y a tant de chose à dire sur la famille.
– Qui y a-t-il, dans cette famille ?
– Toi. Et moi. Nous sommes les derniers. Voilà pourquoi tu dois absolument...
Il ne finit pas sa phrase.
– Oui ?
– J'ai tellement à expliquer. Et j'ai peur que tu sois en grand danger. En grand danger !
– Je ne vois pas ce que vous voulez dire, trancha Gabriel, soudain énervé par ce type qui ne voulait visiblement l'appeler que pour lui faire peur.
– Tu dois quitter la Nouvelle-Orléans et venir au Schloss Ritter... c'est le château de notre famille. C'est le plus sûr, et nous avons beaucoup de choses à dire.
Bon sang, mais ce vieux hibou était cinglé !
– Oncle Wolfgang, j'ai déjà du pain sur la planche ici. Même si je voulais venir, même si je pouvais venir...
– J'aimerais pouvoir dire que je t'achèterai le billet d'avion, mais je n'ai pas d'argent non plus, l'interrompit Wolfgang. Tu dois trouver l'argent, par tous les moyens. Pars aujourd'hui, si tu le peux.
Il proférait cette requête absurde avec un ton si impératif que Gabriel fut incapable de contenir sa colère.
– Je ne peux pas venir en Allemagne, dit fermement l'Américain, déterminé à enfoncer le mur de briques au bout du fil.
Il y eut une pause.
– Bon sang, fit Wolfgang.
L'autorité avait disparu de sa voix, qui n'était à présent plus que celle d'un vieil homme fragile. Gabriel sentit ressurgir cette étrange bête que l'on nommait culpabilité.
– Qu'est-ce qui vous fait croire que je suis en danger ? demanda Gabriel, à voix plus douce.
S'il ne pouvait pas apaiser complètement les craintes de son aïeul, il pouvait au moins essayer de les raisonner.
– Le rêve me l'a dit. Cela dure depuis plusieurs semaines. Il m'a fallu un peu de temps pour retrouver ta trace quand j'ai découvert ton existence.
Gabriel digéra cela;
– Je pensais... je pensais être le dernier, poursuivit Wolfgang. Je ne savais pas que Heinz avait un fils, encore moins un petit-fils... je suis désolé pour ton père.
– Et que vous a dit le rêve ? demanda Gabriel, changeant de sujet dans l'espoir que cela allègerait un peu la boule dans sa gorge.
– Je te vois mort dans le rêve. C'est la malédiction familiale, mais... pas seulement, soupira Wolfgang. Il y a des forces que tu ne comprends pas. Si tu viens au Schloss Ritter, je pourrais te protéger.
– Je ne vous suis pas, là, rétorqua Gabriel, réalisant le tour ubuesque que prenait cette conversation.
– Maudit soit Heinz ! tonna Wolfgang avec une colère subite. Ton grand-père aurait dû te dire certaines choses ! La famille a des obligations envers ses membres. Heinz pensait pouvoir y échapper, mais tu le sais mieux que moi, il ne l'a pas pu. Ton père aussi était une victime. L'ignorance ne vous protège pas. Si tu savais au moins ce que tu es, tu aurais une chance !
– Ce que je suis ?
– Un Schattenjäger, dit Wolfgang, et Gabriel sentit la chair de poule gagner ses bras et sa nuque.
– Ah. Traduction ?
– Un Chasseur d'Ombres, l'éclaira l'ancêtre, d'un ton si dramatique que Gabriel s'était presque attendu à ce qu'un coup de tonnerre vienne faire la ponctuation. C'est la traduction littérale, mais quant au véritable sens... il me faudra plus de temps pour te l'expliquer, et je préfèrerais faire cela en personne.
Gabriel se gratta la tête. L'ancêtre se montrait bien trop inquisiteur. Et il lui prenait trop de temps, du temps qui lui coûtait vraiment cher.
– Écoutez, dit-il, je suis vraiment intéressé par la famille et tout ça... mais ce n'est vraiment pas le moment maintenant. Et si vous m'expliquiez plutôt tout dans une lettre ?
– Je t'ai déjà envoyé un colis. Il contient le journal d'un de tes ancêtres. Tu dois le lire. Cela t'apportera déjà des éclairages.
– D'accord.
– S'il te plaît, plaida Wolfgang. Si tu ne viens pas en Allemagne, promets-moi au moins que tu quitteras la Nouvelle-Orléans. Mets-toi en sécurité. Ne parle plus à personne à partir de maintenant. Tu dois me faire confiance.
Le vieil homme avait l'air si sincère que Gabriel fut presque tenté de lui obéir. Mais il savait en son for intérieur qu'il ne le ferait pas. Il n'irait nulle part.
– D'accord, mentit-il. Je m'en irai. Prenez soin de vous.
– Dieu te protège, répondit simplement l'aïeul, et il raccrocha.
Gabriel raccrocha à son tour, pensif. Au moins, Oncle Wolfgang avait l'air de savoir reconnaître quand il avait perdu son auditoire. Mais Gabriel ne savait absolument pas que penser du reste de l'échange. Dans sa tête, il n'y avait qu'un espace vide, qui attendait d'être rempli par une réaction, par une émotion, mais rien ne venait. Et d'une certaine façon, cela n'avait même pas d'importance. Ce qui s'était embringué était embringué, il en était sûr. Si ce grand-oncle inconnu avait la moindre importance, celle-ci lui apparaîtrait en temps voulu.
Du moins, il l'espérait.
* * *
Gabriel se doucha par automatisme et enfila sa tenue habituelle – un T-shirt blanc, un jean, des godasses noires. Il achevait de se coiffer, l'esprit distrait par la perspective de ce qu'il pourrait faire de cette journée, lorsque le téléphone sonna. Il laissa Grace décrocher.
– C'est pour toi, annonça-t-elle bientôt.
– C'est qui ? demanda-t-il en revenant dans la boutique.
– Un professeur Hartridge, de Tulane, lui souffla-t-elle avec impatience.
Gabriel s'empara du téléphone.
– Professeur ?
– M. Knight ! J'ai des nouvelles. Pouvez-vous passer me voir ce matin ?
Toute trace d'arrogance avait disparu de la voix de l'homme, remplacée par une excitation presque juvénile.
– Des nouvelles sur le vévé ? Vous savez d'où il vient ?
– Nous verrons. Je n'ai pas fini, loin de là, mais j'ai réussi à identifier certains symboles.
– Lesquels ? demanda Gabriel, tout en adressant un regard agacé à Grace qui se penchait pour épier la conversation.
– Deux symboles très anciens associés à des Loa courants, et un autre que je ne reconnais pas, sans doute celui d'un Loa peu répandu. En recoupant tout cela, je pense avoir cerné l'origine géographique du vévé, mais la période de son exécution et sa généalogie sont encore à confirmer.
– Deux Loa courants ? Ça n'a pas l'air très spectaculaire.
– A ceci près qu'il s'agit de deux Loa parmi les plus terribles qui soient. Qui plus est, les caractéristiques d'un Loa évoluent d'une époque à l'autre et d'un lieu à l'autre. Si je ne m'abuse, ces symboles en particulier représentent les aspects les plus terribles de ces Loa, dit Hartridge avec un rire nerveux. Écoutez, je préfèrerais vous voir en personne pour le reste.
– D'accord, j'arrive, promit Gabriel tout en notant intérieurement que sa personne était très réclamée ces derniers temps.
– Très bien, dit Hartridge, et il raccrocha.
– Alors ? Qu'est-ce qu'il te voulait ? attaqua Grace en prenant le téléphone des mains de Gabriel pour le remettre à sa place.
– Quoi, tu n'as pas assez bien entendu ? grommela Gabriel en se dirigeant vers la porte.
Tout en mettant son manteau, il regarda par-dessus son épaule et vit Grace s'agiter de façon curieuse. Elle semblait tiraillée entre deux idées contradictoires.
– Du calme, Gracie, dit-il sèchement. Je reviendrai bientôt.
Cela ne sembla pas détendre Grace, mais elle s'immobilisa avec réticence. En partant, Gabriel nota mentalement qu'il avait intérêt à la surveiller de plus près. Cette fille prenait tout bien trop au sérieux.
* * *
Les couloirs de la faculté de sciences humaines de Tulane étaient froids et calmes. Gabriel avait oublié comment retrouver le bureau d'Hartridge en cet endroit où tous les escaliers et tous les paliers se ressemblaient, où chaque salle était fermée par une porte anonyme, et où tous les deux mètres, dans chaque couloir, on trouvait une alcôve qui pouvait, de loin, abriter aussi bien des toilettes qu'un placard à balais, une sortie d'urgence ou un pan de mur vierge avec une poubelle ou une fontaine pour justifier le supplément d'espace.
Gabriel se lança à l'assaut du bâtiment, déterminé à rallier le centre et se retrouvant bien souvent ramené aux périphéries, comme un morceau d'écume que la marée rejetait sur la plage. Son impatience se refroidit, vira à l'énervement, puis à un sentiment de dislocation. Il réalisa que les lieux n'étaient pas que calmes. Le bruit de ses pas était le seul à résonner. En fait, l'université était vide. Gabriel passa devant des salles et des amphithéâtres où il n'y avait pas âme qui vive. C'était à croire que la nature était en train de reprendre ses droits dans cet édifice bâti sur un marais – le squelette demeurait, mais sa chair, sa populace, avec son cortège de livres et de papers, de préservatifs et de chewing-gum, ne subsistait plus que sous forme d'empreinte.
Gabriel se rendit compte qu'il ne savait même plus quel jour il était, et essaya de s'en souvenir, espérant trouver une justification à cet absentéisme de plus en plus surréaliste. Mais il n'arrivait pas à savoir. Ce ne pouvait pas être dimanche, puisque Grace avait ouvert la librairie le matin même.
Vraiment ? N'était-ce pas déjà la veille ?
Il s'arrêta finalement, vaguement nauséeux. Il s'appuya contre un mur et rejeta la tête en arrière, fermant les yeux.
Détends-toi.
Il sentit son pouls ralentir et son esprit s'éclaircir quelque peu. Ce n'était peut-être pas dimanche, mais c'était l'été, et l'année universitaire était terminée. Cette explication lui allait. Il essaya de se souvenir, les yeux toujours clos, du chemin qu'il avait fait dans le bâtiment le jour de la conférence. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il était à quelques mètres des grandes portes du hall, et à sa gauche s'étirait un couloir familier, celui qu'il avait pris ce jour-là.
Trois minutes plus tard, il était devant la porte du bureau d'Hartridge.
Gabriel entra et trouva le professeur à son bureau, penché sur ses papiers. Il sentit le soulagement l'envahir. Juste avant de tourner la poignée, il avait été assailli par la perspective horrible de trouver le bureau vide. A présent qu'il était avec un autre être humain, dans un lieu familier, les toiles d'araignées qui s'étalaient dans sa tête furent balayées pour de bon. Il s'était peut-être trop démené ces derniers temps, ou alors il fallait accuser le vin millésimé que Malia lui avait fait boire la nuit dernière et qui tournait à présent au vinaigre dans son estomac de plébéien.
– Hello, Professeur, lança-t-il avec entrain, en s'avançant vers le bureau pour voir ce qu'Hartridge faisait.
L'épouvante revint lorsqu'il posa une main sur l'épaule d'Hartridge et que ce dernier ne réagit pas. Et après le soulagement momentané, la contre-attaque paraissait pire encore. Gabriel le secoua un peu par l'épaule et le corps d'Hartridge suivit le mouvement, tandis que ses bras restaient appuyés sur le bureau et ses yeux dans le vague.
La peau d'Hartridge avait une couleur verdâtre. Le blanc de ses yeux était injecté de sang, et un filet du même liquide coulait du coin de sa bouche pour aller se perdre dans le col de sa chemise.
Hartridge était mort.
Gabriel poussa un cri étouffé et recula rapidement, comme s'il craignait que le professeur ne se relève.
Mais le cadavre ne bougea pas.
Alors que Gabriel attendait que son esprit lui dicte une réaction appropriée (fuis, prends le téléphone, jette-toi par la fenêtre), ses yeux restèrent rivés sur le visage d'Hartridge. Ce dernier paraissait avoir été malade, comme si ce qui l'avait tué venait de l'intérieur. Pourtant, au téléphone, il paraissait respirer la santé. Ce qui l'avait tué avait donc frappé vite. Et quoi que ce fût, cela ressemblait beaucoup à ce qui avait tué Crash.
Gabriel fit un tour ample du bureau, ravalant son dégoût, essayant d'avoir une bonne vision de la scène sans se retrouver coincé entre le cadavre toujours installé dans son siège de bureau et le mur du fond. Il vit à ses pieds une mare de sang en train de coaguler, et l'odeur violente qui le prit à la gorge était sans équivoque.
Oui. Comme Crash.
Gabriel tourna les talons et partit en courant à moitié, traversant des couloirs anonymes et dépassant des salles vides jusqu'à retrouver l'air étouffant mais inodore du matin louisianais.
* * *
Malgré l'échange de la veille, ou peut-être précisément à cause de cela, Gabriel ne voyait pas d'autre endroit où amener ce nouveau développement que le bureau de l'inspecteur Mosely, si incompétent que fût ce dernier. Au moins, Mosely ferait déplacer le cadavre. Gabriel avait le sentiment qu'il devait au moins cela à Hartridge.
Lorsque Gabriel entra, Mosely était en train de manipuler son ordinateur, avec la même aise qu'un ours utilisant une cuillère. Le regard qu'il adressa à son visiteur signifiait qu'il se serait bien passé de témoin de ses tentatives.
Gabriel referma doucement la porte du bureau de Mosely et s'assit sans un mot.
– Alors, t'as renouvelé ton stock d'insultes ? grommela Mosely. Tu ne pouvais pas attendre de faire un deuxième round ?
– Pas du tout, répondit Gabriel. Tu as du nouveau sur Crash ?
– L'autopsie, dit Mosely en désignant un dossier posé sur l'une des strates supérieures de son bureau.
Gabriel jeta un œil à l'intérieur. Il n'eut pas besoin de chercher de façon très approfondie pour trouver, écrite à l'encre rouge au bas de la première page, la mention "Overdose – héroïne". Il remit lentement le dossier à sa place, et Mosely le regardait comme s'il s'apprêtait à le voir exploser d'une seconde à l'autre.
– Alors ? demanda-t-il finalement.
– Très intéressant, dit calmement Gabriel. J'en ai un autre pour toi. Un professeur à l'université Tulane. Il est mort à son bureau entre neuf heures du matin et il y a environ une demi-heure. J'imagine que son autopsie dira la même chose. Ou peut-être qu'ils sont encore plus intelligents que je le croyais. Peut-être que les mêmes symptômes se transformeront comme par magie en crise cardiaque, puisque chacun sait que les profs à Tulane ne sont pas portés sur l'héroïne.
Durant toute cette révélation énoncée sur un mode tout à fait raisonnable, les sourcils de Mosely s'étaient lentement soulevés, plissant la peau de son front comme une porte de garage. Gabriel n'avait pas trop d'illusions sur ce qui pouvait en sortir.
– Attends, tu es en train de dire que tu as troué un autre cadavre ? résuma finalement Mosely. Ce matin ?
– Yep. La seule différence, c'est que ce type-là était déjà mort quand je l'ai trouvé. J'ai vu les deux de près, et je peux te dire qu'ils sont partis de la même façon. La même putain de façon, Mose. J'en mettrais ma tête à couper.
Mosely s'appuya contre le dossier de sa chaise, semblant découvrir un aspect nouveau et déplaisant de son ami d'enfance.
– C'est pas tout, continua Gabriel en ignorant la réaction de Mosely. Tu vois, je suis venu voir ce professeur Hartridge parce qu'il avait des informations pour moi. Au sujet d'un vévé, tu sais, le motif sur les lieux des crimes ? Je l'ai fait reconstituer et j'en ai donné une copie à Hartridge. Il avait trouvé des choses dessus, Mose. Tu vois où je veux en venir ? Il savait quelque chose.
Gabriel commençait à perdre son calme ; ce qui montait en lui n'était cependant pas la colère, mais la peur. Il s'efforça de la repousser.
– Maintenant, il est mort, conclut-il.
Les deux hommes se fixèrent un moment sans rien dire. Plus Mosely le regardait, et plus Gabriel se sentait coupable. Coupable ! Qu'est-ce qui se passait ?
– Je crois que tu devrais éviter d'en parler à qui que ce soit d'autre, dit Mosely après un insupportable silence.
– Okay, dit Gabriel, perplexe.
– Si je te dis ça, c'est parce qu'en tant que policier, je trouve que ça sent la merde. Tu te ramènes ici parce que tu trouves des cadavres les uns après les autres ?
– Hé, désolé d'être sur la piste des tueurs en série que vous avez tous renoncé à coincer. C'est pour ça et seulement pour ça que je tombe sur des cadavres.
Sa respiration s'était accélérée.
– Je me rapproche, ajouta-t-il sombrement.
A présent, il en était certain. Mais cette idée n'était, étrangement, pas très réconfortante, et elle n'impressionna pas Mosely autant que Gabriel l'aurait cru.
– Si j'étais toi, je me dirais que je suis peut-être trop près, dit Mosely, et la menace sous-jacente était bien perceptible.
– Qu'est-ce que c'est, ton problème ? rétorqua Gabriel, incrédule.
Mosely changea de position. Au moins, pendant un moment, il avait cessé de dévisager Gabriel.
– Je te dis juste. L'affaire des Meurtres Vaudous est close. Ce que tu m'amènes maintenant, c'est quelque chose de nouveau. Et la seule chose que ces trucs nouveaux ont en commun, c'est d'avoir été en contact avec toi.
– Ce sont des conneries, et tu le sais, souffla Gabriel.
– Je ne dirai rien là-dessus, soupira Mosely. On va récupérer le corps de ton prof et voir ce que l'autopsie en dira.
– Hm.
– Mais tu devrais peut-être t'arrêter là. Non ? Avant que quelqu'un d'autre se fasse tuer ?
– Tu crois que c'est de ma faute ? Si tu veux que j'arrête de trouver des macchabées, tu devrais peut-être rouvrir l'affaire !
– Peux pas, dit Mosely en secouant la tête.
– Qu'est-ce qu'il te faut, un panneau lumineux pour dire "Les méchants sont là" ?
– Le département ne pense pas que les meurtres étaient vraiment liés au Vaudou, soupira encore Mosely. Tu peux prouver le contraire ?
– Peut-être.
– Mouais. Et ils se disent aussi que c'était un truc isolé, que ces gars ne menacent pas le grand public. Qu'est-ce que tu as dans l'autre colonne ?
– Un professeur mort ne suffit pas ?
– Comment je suis censé relier ça à une série de meurtres rituels dont les victimes ont eu le cœur arraché ? Ce n'est pas la même affaire.
Gabriel ne répondit rien.
– Et il nous faut une piste. Ça fait des semaines qu'on bat le pavé sur cette affaire. Sept crimes et rien. Pas le moindre putain d'indice qui relie ces meurtres à quelqu'un. On peut pas travailler à partir de rien. Il me faut quelque chose ou quelqu'un sur qui enquêter.
Gabriel pensa au message sur la tombe de Marie Laveau, mais il se disait que le N.O.P.D. n'en verrait peut-être pas l'usage.
– Mettons que je te ramène tout ça, dit-il sur un ton de défi.
– Alors je serai à 100% avec toi, affirma Mosely.
– Vraiment ?
Mosely haussa les épaules.
– Tu ferais mieux de laisser tomber. Ou le prochain cadavre qu'on trouvera pourrait être le tien. Tu m'écoutes ? s'inquiéta-t-il.
– Je croyais que ça n'avait rien à voir avec l'affaire, contra Gabriel.
Mosely ne trouva rien à répondre.
* * *
Gabriel quitta le bureau de Mosely avec dans la tête un chaudron bouillonnant de pensées et d'émotions, d'idées et de frustrations. Il avait du ménage à faire dans tout cela, et le Square Jackson lui paraissait être l'endroit propice à cette tâche. Le parc n'était pas spécialement actif en cette matinée, mais après avoir subi le cauchemar de Tulane et l'atmosphère hostile du commissariat, Gabriel se sentait réconforté par la présence des musiciens qui jouaient toujours les mêmes airs, des promeneurs qui suaient sous le soleil, des vendeurs moroses et des enfants qui s'égratignaient partout. Il trouva un coin de pelouse et s'y assit, arrachant le plus grand brin d'herbe à portée de sa main pour le coincer entre ses dents.
Mosely voulait des preuves. Qu'avait Gabriel dans son sac à malices ? Une écaille de serpent trouvée sur le lieu de l'un des crimes, mais rien qui puisse la relier à un serpent en particulier ou au crime en lui-même. Il avait une reconstitution supposée du motif trouvé autour des cadavres, et l'assurance donnée verbalement par un expert à présent décédé qu'il s'agissait d'un authentique vévé vaudou venu d'Afrique. Il avait le témoignage tout aussi oral d'un type tout aussi mort qui lui disait que les meurtres étaient le fait d'un cartel qui s'y connaissait en Vaudou. Il avait la copie d'un bracelet de la grand-mère d'une vieille Créole. Il avait la reproduction d'un tatouage serpenté. Il avait un message, soi-disant en code vaudou, qui disait à un type surnommé DJ d'apporter un fouet quelque part.
En d'autres termes, il partait de trois fois rien.
Comment était-ce possible ? Il avait le sentiment d'être sur l'affaire depuis des mois, pas simplement quelques jours. Il avait eu des moments de révélation suprême, accompli avec succès de brillantes manœuvres, fait des sacrifices personnels, manipulé des gens et reçu l'aide d'une petite Japonaise coincée. Il ne s'était jamais senti aussi vivant depuis... à vrai dire, il ne s'était jamais senti aussi vivant. Il avait le sentiment d'avoir enfin trouvé sa place après avoir passé toute sa vie à être un bâton hexagonal dans un trou carré.
Et pourtant, au moment de numéroter ses abattis, il ne valait guère mieux qu'un squelette.
Ils jouent avec toi ; la pensée lui vint avec amertume et sans retenue. Tu crois que tu les poursuis, mais ils savent exactement ce que tu fais. Tu ne trouveras jamais rien dont tu peux te servir.
L'image qu'il avait élaborée durant les premiers jours de l'affaire, cette vision du voile qui se tenait entre les pauvres habitants ignorants de son monde et ceux du monde ésotérique des mystères vaudous, revint à toute force. Le voile était là, tentateur et inaccessible. La pensée qu'il n'était pas plus près maintenant qu'au début de l'affaire le déprimait. Il se sentait rétréci et impuissant, et même honteux, comme un gamin qui se prenait pour Tarzan dans son jardin et se rendait soudain compte qu'un garçon plus âgé l'observait tout du long et se moquait de lui.
Et pourtant...
Il revit le visage de Grace, excitée, impatiente mais aussi inquiète – pour lui. Et le visage de Mosely ; grave, cireux, coupable, terrifié. N'y avait-il pas là-dedans une trace de... jalousie ? D'admiration ? La preuve qu'ils savaient à quel point il était proche ?
Si je ne suis pas tout près, pourquoi ont-ils l'impression du contraire ?
Le voile trembla alors légèrement. Gabriel se rendit compte que ce qu'il avait pensé était exactement ce qu'ils voulaient lui faire penser. En fait, alors qu'il clignait des yeux et essayait de se concentrer sur ses alentours – qui n'offraient rien de particulier, rien que le spectacle de la vie, simple et puissante –, la brume se dissipa devant lui et il réalisa qu'ils lui avaient envoyé ces pensées défaitistes.
Et cette idée, celle qu'ils pouvaient trifouiller son cerveau et y planter des idées qu'il prenait ensuite comme siennes, le terrifiait plus que tout.
Non, pensa-t-il de toutes ses forces, espérant que cette exclamation mentale irait exploser au visage de l'envoyeur. Vous ne me contrôlez pas complètement. Grace avait déterré cette coupure de journaux de 1910, qui montrait des meurtres utilisant le même motif, et cela ne faisait certainement pas partie de leurs plans. Pas plus que le fait qu'il ait retrouvé le vévé en lui-même, ou qu'il l'ait mis entre les mains d'un professeur capable de l'interpréter. Quant au message sur la tombe, Gabriel était certain que ce petit élément avait réussi à troubler le Docteur John. Celui-ci n'avait pas apprécié de voir le message entre les mains de Gabriel, et d'autant moins en sachant que ce dernier s'intéressait aux Meurtres Vaudous. Ils n'avaient pas prévu que quelqu'un fasse le lien entre toutes ces choses. Et il y avait l'écaille. Elle était importante. Gabriel le sentait viscéralement. Il n'avait pas encore réussi à retrouver le propriétaire de l'écaille, mais quand il mettrait la main dessus...
Quel était le point commun entre ces choses ? Il les avait trouvées de façon inattendue, voilà. Ils pouvaient contrôler la police, mais un enquêteur solitaire et indépendant ? Ils n'avaient pas compté là-dessus. Gabriel avait trouvé l'écaille ce jour-là précisément parce qu'il n'était pas de la police – ils n'avaient pas pu l'aveugler. Bien sûr, il y avait des failles. Ils le surveillaient sans doute maintenant, mais ils ne pouvaient pas anticiper tous ses mouvements. Grace était allée à la bibliothèque ce soir-là et avait pu retrouver la coupure de journaux parce qu'ils n'avaient pas su qu'il fallait l'empêcher de le faire. Ils n'avaient pas protégé les marques sur la tombe parce qu'ils n'avaient pas imaginé que quelqu'un les remarquerait au milieu de tous les autres graffiti. Ils n'étaient pas tout-puissants. Tout ce qu'il lui restait à faire, c'était de continuer à frapper là où personne ne s'y attendait pour trouver d'autres failles.
Cela, et rester en vie.
* * *
Gabriel savait quelle piste creuser. Cela l'inquiétait, mais il décida de partir en espérant que le voile était toujours intact là-bas, que le jeu obéissait toujours aux anciennes règles. S'ils essayaient de le mener en bateau, il avait droit d'essayer d'utiliser cela à son avantage.
Il était à peu près une heure de l'après-midi lorsqu'il arriva au musée du Vaudou. En entrant, il constata avec étonnement qu'il faisait presque noir dans le hall d'entrée, et l'obscurité se fit tout à fait lorsqu'il referma la porte.
Le musée était-il fermé pour la pause de midi ? Avaient-ils oublié de fermer la porte ? Il tendit l'oreille et n'entendit rien.
Il songea à tourner les talons et à partir, et c'était en effet le plus prudent, mais il se dit aussitôt que cette porte ouverte était justement un des imprévus qui lui avaient jusque-là permis des avancées, certes relatives, mais échappant au contrôle de ceux qui tenaient le voile. S'il n'y avait personne, cela voulait dire qu'il avait toute licence pour fouiller à sa guise – si toutefois il parvenait à trouver un moyen d'allumer la lumière – et pourquoi pas percer les secrets du musée, s'il y en avait.
Se servant du mur à sa gauche comme d'un appui, pour éviter de se perdre dans le noir, il commença à traverser prudemment le petit hall d'entrée jusqu'à la salle d'exposition. La porte était un peu plus loin que ce qu'il pensait, ce qui l'amena à se dire qu'il n'était pas aussi observateur qu'il aimait à l'imaginer. Mais il avait tout de même le cerveau assez alerte pour se souvenir de l'interrupteur, au-dessus du petit cercueil.
Il passa la porte à pas de loup, constatant avec plaisir que s'il n'était pas observateur, il savait au moins se faire silencieux.
Soudain, quelque chose de très lourd s'abattit sur sa tête, avec une telle force qu'il en tomba à genoux. La douleur et la peur virent une fraction de seconde après, comme le tonnerre après l'éclair.
Gabriel tomba sur le côté, essayant de s'enfuir, mais la chose qui lui était tombée dessus était toujours là, enroulée autour de ses épaules et de sa poitrine. Le coup à la tête avait failli le sonner, mais n'était rien face à la pression énorme qui écrasait à présent sa cage thoracique et sa gorge, et qui risquait de l'asphyxier s'il ne réagissait pas vite. Il porta les mains à son cou pour en éloigner la chose, et sentit sous ses doigts une peau froide et écailleuse.
Le serpent.
Il redoubla d'efforts pour se débarrasser du reptile, ses mouvements à présent alimentés par la révulsion, mais le corps du serpent était entièrement musculeux et il avait trouvé le point faible de sa proie – cette partie relativement fine et peu protégée qui abrite des canaux essentiels à la circulation du sang et de l'air. Les efforts de Gabriel pour empêcher les anneaux du constricteur de lui écraser la trachée le firent resserrer sa prise, et il commençait à avoir de sérieuses difficultés à respirer. Du rouge dansait dans son champ de vision, et il prit la mesure du merdier dans lequel il se trouvait. La bête avait tout juste commencé à serrer et c'était déjà intenable.
Je vais mourir.
Faute de pouvoir éloigner le serpent, Gabriel se traîna au sol avec lui, la respiration sifflante, une main toujours occupée à essayer d'écarter les anneaux de chair, pour retarder l'inévitable ou au moins pour compliquer la tâche du serpent. Il toucha les pieds d'une table, puis trouva une surface plate et se hissa debout de toutes ses forces.
Tout se déroulait à présent au ralenti. Malgré l'obscurité de la pièce, il sentait sa vision s'assombrir encore, comme si une pieuvre répandait de l'encre sur ses nerfs optiques. Chaque action lui semblait pesante, chaque seconde était une éternité. Et il ne lui restait malgré tout que peu de temps.
Il chercha à l'aveuglette quelque chose qu'il pourrait utiliser contre le serpent. Il se souvint du couteau, mais celui-ci était à l'autre bout de la pièce, et il ne pourrait jamais mettre la main dessus à temps, même s'il savait exactement où...
Allume la lumière.
Sur la table, il put déceler les contours du petit cercueil et s'imagina un moment le mettre en pièces et enfoncer une grosse écharde dans la chose qui lui enserrait le cou.
Tu n'as pas le temps de casser quoi que ce soit. Allume. La. Lumière.
Il ne savait pas où était la lumière ! Il posa la main sur le mur. Ses jambes commençaient à se dérober.
Ses doigts se posèrent sur un interrupteur. Bien sûr, juste au-dessus du cercueil. Mais ce n'était pas pour la lumière...
Il appuya.
Et l'espoir l'abandonna. Aucune lumière ne vint ! Rien ne dissipa les ténèbres ! A la place, il n'entendit qu'un grondement sourd, étouffé comme si on lui avait bourré les oreilles avec du coton. C'était un ventilateur ! Rien que cette saleté de vieux ventilateur...
Il se laissa tomber sur ses genoux. L'ultime appel de détresse qu'il voulut lancer resta coincé dans ses poumons. Qu'est-ce qui le tuerait en premier, le manque d'air ou le fait que le sang n'afflue plus vers son cerveau ? Il cessa de lutter.
Le serpent lâcha prise.
Il lui fallut un moment pour réaliser qu'il respirait de nouveau. Puis il sentit la chose glisser contre son visage, prudemment d'abord, puis de plus en plus vite. La peau rêche et écailleuse qui frottait la sienne le brûlait comme du papier de verre, mais le serpent avait lâché prise. Gabriel prit une immense inspiration.
Les lumières s'allumèrent.
– M. Knight ! Je ne savais pas que vous étiez ici. Est-ce que tout va bien ?
Gabriel secoua sa tête endolorie par le sang qui revenait à toute force dans des veines qui ne reprenaient pas leur forme initiale assez vite. Le Dr John se tenait dans l'autre entrée de la salle d'exposition, celle qui menait au sanctuaire intérieur que Gabriel n'avait jamais vu. Sur son visage se lisait un mélange d'étonnement et d'inquiétude polie, aussi faux que les cils d'une actrice hollywoodienne.
D'une main tremblante, Gabriel désigna une table de sous laquelle on voyait dépasser un morceau de serpent.
– Ce... ce truc a essayé de me tuer ! haleta-t-il.
– Oh, non ! s'exclama le Docteur John, paraissant à présent réellement mortifié. Vous l'avez blessé ?
– Moi ? Non !
Le Docteur traversa la salle en deux grandes enjambées et aida Gabriel à se relever. Ou plus exactement, il le prit par le bras et le souleva de terre comme une poupée de chiffon.
– Vous avez eu de la chance de vous souvenir du ventilateur, dit-il doucement. Beaucoup de chance.
Tout en disant cela, il éteignit ledit appareil. Le bruit des pales ralentit puis cessa tout à fait, faisant tomber une lourde chape de silence sur la salle. Gabriel jeta un coup d'œil inquiet au serpent, mais celui-ci ne bougea pas de sous la table.
– Quoi, il a peur du bruit ? demanda-t-il à mi-voix, essayant toujours de reprendre son souffle.
– Pas du tout, répondit le Docteur avec un sourire sinistre. Les serpents repèrent leur proie grâce aux vibrations qu'elle émet. Pour lui, le bruit de ce ventilateur ressemble à celui que pourrait faire un troupeau entier, ce qui est bien plus appétissant qu'un petit homme.
Son sourire s'élargit encore. Gabriel n'était pas vraiment amusé.
– Hm. Et qu'est-ce qu'il faisait là-dehors ?
– Nous sommes fermés aujourd'hui, M. Knight. J'aime bien le laisser... se promener quand cela est possible. J'ai dû oublier de fermer la porte. Toutes mes excuses, mais entrer dans un bâtiment plongé dans l'obscurité n'est pas particulièrement sage.
Le sourire était toujours là, mais ses yeux disaient une toute autre chose.
– Il faut savoir aborder sa vie avec sagesse, dit doctement le géant.
– Ouais, j'en sais quelque chose, répondit Gabriel en se frottant le cou. C'est plein de chausse-trappes.
Il tenta de sourire aussi aimablement que possible au Docteur et réussit à ne pas partir en courant.
* * *
Après s'être suffisamment éloigné du musée pour pouvoir penser clairement, Gabriel réalisa qu'il avait une fois de plus fait chou blanc. Le fait qu'ils aient essayé de le tuer et que le Docteur ait cessé de jouer la comédie ne serait-ce qu'un instant venait prouver qu'il ne devenait pas fou, mais Mosely n'en aurait rien à faire. La simple idée d'aller tout lui expliquer rendait Gabriel malade ; il préférait encore revenir faire un câlin au serpent.
Le serpent ! Il n'avait pas seulement vu la bête de près, il avait eu les mains dessus ! Pourquoi n'avait-il pas pensé à ses écailles ?
Aucune idée. Peut-être que j'étais trop occupé à voir noir et à étouffer.
Mais tout de même, quelle occasion perdue...
Gabriel songea un moment à revenir. Il imaginait même déjà un prétexte brillant, quelque chose du genre "Peut-être que je pourrais le caresser, histoire de me remettre de ma peur après qu'il m'a attaqué...", mais il savait que le Docteur le verrait venir à cent kilomètres. Non, ils devaient se dire qu'il ne savait rien de l'écaille, et mieux valait que les choses restent ainsi. S'ils ne savaient pas, ils ne pouvaient pas l'empêcher de progresser là-dessus.
A supposer qu'il fasse le moindre progrès.
Avec un soupir, il tourna à gauche et quitta le Quartier Français pour revenir vers Tulane. Le corps avait dû être enlevé, se dit-il, et il avait besoin de fouiller le bureau d'Hartridge, pour voir si le professeur avait laissé quoi que ce soit derrière lui. Il aurait dû le faire plus tôt, au moment même où il avait découvert le cadavre, mais au lieu de cela, il avait paniqué et s'était enfui.
Ne lui restait plus qu'à espérer qu'il n'arriverait pas trop tard.
* * *
Quelques étudiants s'attardaient devant le bâtiment, parlant doucement entre eux avec un air nerveux. La distance qu'ils maintenaient avec l'enceinte de briques indiquait qu'ils étaient tiraillés entre la curiosité et la répulsion, et Gabriel en tira la conclusion que la nouvelle du décès de l'anthropologue s'était répandue.
Il ne vit aucun véhicule de police, ni aucune trace du N.O.P.D. dans le bâtiment – ni dans le hall d'entrée, ni dans les couloirs qui paraissaient à présent tout à fait bien organisés, voire même un peu étroits, ni devant la porte du bureau d'Hartridge. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : ils considéraient le décès comme naturel. Gabriel se força à ravaler sa colère montante. Il n'arrivait pas à croire qu'après tout ce qu'il lui avait dit, Mosely ne lance même pas une enquête sur la mort d'Hartridge. Pour la première fois, Gabriel se demanda s'il connaissait réellement son ami. Avait-il vraiment pu changer à ce point-là ? Ou des extra-terrestres avaient-ils pris possession de ce crâne dégarni ?
La porte du bureau d'Hartridge n'était pas verrouillée. Gabriel l'ouvrit lentement, à présent porté sur la prudence. Mais la pièce dans laquelle il rentra était bien éclairée et inoffensive. L'une des fenêtres avait même été légèrement ouverte, et l'odeur de mort était dorénavant à peine perceptible.
Après avoir regardé par-dessus son épaule pour vérifier que le couloir était bien vide, Gabriel rentra. Il commença à faire un tour d'horizon rapide, commençant par fouiller la veste toujours accrochée à un porte-manteau au coin de la pièce. Rien. Il chercha une mallette, autour du bureau et du siège, en vain. Un frisson lui courut le long de la nuque lorsqu'il écarta la chaise ; son imagination trop vivace n'arrivait que trop bien à lui faire se représenter Hartridge assis dessus. Il se pencha pour tirer la corbeille à papiers vers lui, et en examina rapidement le contenu. Quelques mouchoirs en papier, un chèque déchiré, des tickets de caisse. Rien d'autre.
Il se releva. Un calepin était posé entre autres sur le bureau d'Hartridge. Il y avait une tache près du bord inférieur. Du sang. Gabriel se pencha pour l'examiner. Il essaya de se souvenir de la position dans laquelle était Hartridge quand il l'avait retrouvé. Oui. La tache de sang était pile au-dessus de là où avait été sa tête. Gabriel feuilleta le calepin à la recherche d'autres choses, sans rien trouver.
Rien. Plutôt étrange, non ? Quand il était allé voir Hartridge pour la première fois, ce même calepin n'était-il pas couvert de gribouillages ? Gabriel se mit à maudire son mauvais sens de l'observation.
Hartridge avait pris le vévé, l'avait posé sur son bureau... Oui, Gabriel était certain d'avoir vu des choses écrites sur le calepin. Le genre de notes que l'on prenait tout en parlant au téléphone, en l'occurrence. Et ce matin-là, y avait-il eu des choses sur le calepin ? Gabriel essaya de se souvenir, mais ne pouvait rien voir d'autre que la tête d'Hartridge, d'abord penchée vers l'avant, puis rejetée vers le plafond. Gabriel n'était même pas certain d'avoir regardé le bureau après cela. Le parfait enquêteur !
Frustré, il examina de nouveau le calepin. C'était un modèle à spirales, dont on pouvait arracher les feuilles sans laisser de traces. Et cela devait avoir été fait récemment, puisque la tache de sang était la seule chose visible sur la page du haut.
N'était-ce pas étrange que l'universitaire eût décidé de faire le ménage le jour même de sa mort ? Pour Gabriel, la réponse était bien sûr "si". Il se souvenait du ton impatient d'Hartridge au téléphone. Un homme qui avait cette excitation dans la voix n'était certainement pas d'humeur à faire le ménage.
Nouveau regard vers le calepin. La tache de sang était un petit point au périmètre flou, qui se ramifiait dans le papier apparemment recyclé. Il souleva la page et regarda en-dessous. La même tache était là, un peu plus petite. Gabriel la toucha du bout du doigt, puis reposa la page du haut et tâta la tache qu'elle portait sans grand enthousiasme. Soit la tache du haut avait imprégné complètement le papier, soit...
Ils avaient arraché les vraies premières pages. Et pourquoi auraient-ils fait cela ?
Pour t'en empêcher, voilà pourquoi.
Gabriel sentit son cœur plonger. Bon sang ! Il avait été dans la pièce et s'était débrouillé pour rater quelque chose d'aussi évident et capital ! Il y avait eu une faille et il l'avait loupée, leur donnant le temps de l'occulter. Hartridge avait travaillé sur le vévé, et au moins une partie des notes sur son calepin pouvait provenir de cette recherche.
Il s'accroupit et fouilla de nouveau la corbeille. Mais non, bien sûr que non, ils n'auraient pas jeté la page là-dedans. Bien sûr que non. Toujours accroupi, il leva légèrement la tête jusqu'à avoir le calepin dans son champ de vision. La tache de sang était à quelques centimètres de ses yeux, gondolant légèrement le papier, et au-delà...
Il y avait d'autres marques sur le papier. Gabriel sentit l'adrénaline remonter. Il plissa les yeux, bougeant la tête pour trouver le meilleur angle de vue.
Oui. Il y avait des empreintes, comme celles que peut faire quelqu'un qui écrit avec la main lourde. Quelqu'un qui griffonne. Quelqu'un qui est occupé par ailleurs, par exemple au téléphone.
Gabriel fouilla le bureau à la recherche d'un crayon. Remettant ses yeux au niveau du papier, il suivit soigneusement les empreintes du bout du crayon.
Lorsqu'il eut fini, un sourire étira ses lèvres, et ses joues rosirent d'un éclat fier et vengeur. Même quand ils passaient, ils ne pensaient pas à tout. Il arracha sa trouvaille, la plia, la rangea dans sa poche et rentra.
* * *
Sitôt qu'elle vit Gabriel pousser la porte, Grace exigea de savoir ce qui s'était passé.
– Tu as l'air bien content de toi, observa-t-elle sèchement. Hartridge avait de bonnes infos ?
Gabriel sentit sa bonne humeur s'évanouir instantanément. Il avait oublié la taille du fleuve qui avait coulé sous les ponts depuis son départ de ce matin.
– Hm, Gracie, dit-il, mal à l'aise. Hartridge est mort.
– Quoi ?!
– Je l'ai trouvé ce matin. Le pauvre. Je devais... être content pour autre chose.
– Il est mort ? Qu'est-ce qui s'est passé ? insista Grace.
– Hmmm. Aucune idée, mentit Gabriel. La police dira sans doute que c'était une crise cardiaque.
Bien sûr, mais tu connais la vérité, pas vrai Gaby ?
– Oh mon Dieu, murmura Grace, toujours sous le choc. C'est horrible. Tu es sûr que ce n'est pas...
Il remercia sa bonne étoile de ne lui avoir rien dit au sujet de Crash. Si elle savait qu'Hartridge n'était pas le premier, elle en perdrait la boule.
– Ce sont des choses qui arrivent, conclut-il en haussant lourdement les épaules.
Il sortit la feuille de calepin de sa poche et la tendit à Grace.
– Je voulais te montrer ça. Si tu peux faire des recherches là-dessus pour moi.
Grace regarda le papier, fronçant les sourcils.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
– Les notes d'Hartridge. Là, en haut, je crois que c'est pour nous.
Au-dessus de numéros de téléphones et de gribouillages ronds et suggestifs, dans le coin supérieur gauche, il y avait un dessin du vévé. Ce n'était pas une reproduction fidèle, loin de là ; en fait, c'était juste deux cercles concentriques (comme dans le rêve) annotés.
– Tu crois qu'il a réussi à déchiffrer le vévé ? demanda Grace avec un intérêt renouvelé.
– Et toi ? répliqua Gabriel.
Il se sentit un peu manipulateur. Bien sûr qu'il voulait qu'elle se sente impliquée. Ça la faisait travailler plus vite.
Elle regarda les gribouillages et hocha la tête.
– Bon, alors vois si tu peux trouver quelque chose sur cette histoire de... "Agris Bénin" à la bibliothèque. Tu peux partir maintenant... si tu veux.
Elle leva les yeux vers lui, avec l'ombre d'un soupçon derrière ses jolies lèvres fines. Gabriel connaissait bien cette expression, et savait qu'elle voulait dire "Qu'est-ce qui est arrivé au salaud de d'habitude ?"
Il essaya de s'esquiver, pas vraiment à l'aise, mais elle lui prit le bras.
– Minute. Tu as quelque chose de brillant sur le visage.
Gabriel la sentit effleurer son menton. Elle regarda ensuite ses doigts avec curiosité. Il suivit son regard et vit...
Une écaille.
– Je prends ça, dit-il en essayant de maintenir un ton nonchalant.
Il enleva l'écaille du bout de l'index de Grace pour la prendre dans sa paume, et referma aussitôt son poing dans un geste vaguement protecteur.
J'ai une écaille. De son serpent. Le connard a essayé de me tuer, et au lieu de ça, il me laisse une écaille !
Mais Grace n'en avait pas fini avec lui. Elle avait toujours une main autour de son bras, et les sourcils froncés en un air soucieux.
– Qu'est-ce que c'était ?
– Aucune idée, mentit Gabriel.
Ses yeux se plissèrent encore plus que d'habitude ; le bobard ne prenait pas. Et soudain, ils s'écarquillèrent de surprise.
– La vache ! Tu as une sacrée égratignure sur le cou, s'inquiéta-t-elle.
Elle se pencha, regardant la chair à vif d'un air par trop inquisiteur. Gabriel avait le sentiment qu'elle était à deux doigts de virer hystérique. Si elle avait la moindre idée de ce qui lui était vraiment arrivé aujourd'hui...
– Juste un souvenir, assura-t-il en essayant de se montrer aussi suavement naturel que possible. De la nuit dernière.
Il eut l'impression de voir les vertèbres de Grace se redresser une par une. Reprenant le contrôle de son expression, elle se retourna vers le bureau, prit son sac à main et partit en retournant le panneau "fermé".
Elle ne lui avait même pas dit au revoir.
* * *
De nouveau seul, Gabriel s'assit sur la chaise dont le rembourrage défraîchi était toujours chaud de son contact prolongé avec le postérieur de Grace. D'une main tremblante, il rapprocha la lampe de lui et l'alluma. Il empila les livres en restauration sur un coin et, après un regard consterné au bois sombre du meuble, sortit plusieurs feuilles de papier blanc d'un des tiroirs et les disposa sur la surface du bureau. A côté, il posa sa loupe et la longue pince à épiler. Tout cela d'une main ; l'autre était toujours serrée, craignant à la fois de laisser échapper et d'écraser ce qu'elle contenait. Ou plutôt, ce que Gabriel espérait qu'elle contenait, car il ne l'avait pas encore vraiment vu, et il ne pouvait pas tant que tout n'était pas en place.
Maintenant.
Il amena son poing fermé au-dessus du papier et l'ouvrit prudemment. L'écaille était toujours là, et resta collée à son majeur lorsqu'il écarta les doigts. Elle avait de fait l'air brillante, et filtrait un peu du rose de sa peau. Il la prit doucement avec la pince et la plaça sur le papier.
Là.
L'autre écaille, celle du lac Pontchartrain, reposait dans un petit sachet plastique au fond de la poche de son manteau. Il la posa délicatement sur le papier, à bonne distance à droite de la première, craignant de les confondre. Son cerveau avait tiré les conclusions dès le moment où il avait vu l'écaille du musée, mais il avait refusé d'admettre ou même d'écouter la réponse jusqu'à ce qu'il l'eût sous les yeux. A présent, il voyait les deux écailles et laissa les liens logiques se faire et s'écouler de son cortex à son cœur qui battait à présent la chamade.
Légèrement verdâtre, avec une veine rouge. Elles sont pareilles. Elles viennent du même serpent.
Bien sûr. Ne l'avait-il pas toujours su ?
Pour s'éloigner de cette ligne de pensée dangereuse, il alla chercher un autre sachet dans son studio, mit une écaille dans chacun et étiqueta le tout. A croire qu'en s'asseyant sur la chaise de Grace, il était contaminé par son esprit – mettre de l'ordre n'était pas exactement parmi ses tics – ; mais au final, l'étiquette écrite d'une main tremblante était bien de lui. Peu lui importait, il était content du résultat. Il prit aussi la feuille de calepin et la replia soigneusement.
Muni de ces trésors, il repartit vers le commissariat.
* * *
Gabriel trouva de bon augure que Mosely eût déjà l'air coupable lorsqu'il arriva. Le policier alla même jusqu'à se lever et refermer la porte derrière Gabriel avant de lui proposer de s'asseoir.
– Content de te revoir ! dit-il avec un enthousiasme bien trop forcé. Je me suis occupé de ton ami, là, Hartridge.
Pas plus d'émotion dans la voix que s'il était allé chercher quelqu'un à l'aéroport.
– Génial, rétorqua Gabriel sans enthousiasme, observant Mosely avec attention. Tu as vu le corps ?
– Ouais, à ton avis ? dit nerveusement Mosely. Je, enfin, je voulais pas trop en parler devant les autres. Ils me prendraient pour un fou, tu vois, si je me mettais à faire des liens entre ça et Crash, ou, ahem, les Meurtres Vaudous.
– Hm.
– Donc, voilà, tu verras sans doute une annonce dans les journaux, rien de plus. Je veux dire, le département ne veut pas vraiment enquêter. Officiellement, je veux dire. Mais il faut que tu saches, tu vois, j'ai parlé au légiste, Joe ? C'est un copain. Je lui ai demandé de me faire un rapport détaillé. Tu vois.
De la sueur perlait sur le front épais de Mosely.
– Excellent, Mose, dit calmement Gabriel.
– Ouais, soupira Mosely, apparemment soulagé que Gabriel ne soit pas d'humeur à l'enfoncer davantage.
– Et toi, tu trouves qu'il ressemblait à Crash ?
Mosely eut un petit rire nerveux.
– J'dirais pas non, mais on verra. Tu sais. Hé hé.
Non, Gabriel ne savait pas vraiment, et il se demandait ce qui pouvait bien agiter Mosely comme cela. Peut-être avait-il vraiment ouvert les yeux et vu la gangue dans laquelle la secte avait pris la police toute entière. Peut-être avait-il enfin réalisé que la mort rituelle pouvait être bien plus proche de lui que les orgies avec arrachage de cœur à la clé sur lesquelles il avait enquêté par le passé.
Quoi que ce fût, Gabriel se dit que cela lui faciliterait la tâche. Si toutefois Mosely ne finissait pas complètement brisé. Ou mort.
– J'ai quelques choses pour toi, Mose, annonça-t-il.
– Ouais ? fit Mosely, visiblement pas très intéressé de savoir ce que Gabriel pouvait encore déterrer pour lui.
Néanmoins, Gabriel sortit le vévé reconstitué de sa poche et l'étala sur le bureau de Mosely, dont il fit le tour pour être à côté du policier, ignorant l'odeur de sueur qui entourait ce dernier.
– Objet numéro un. C'est la reconstitution du motif qu'il y avait sur les lieux des crimes. Un étudiant en architecture a fait ça pour moi à partir des bouts que tes gars ont photographié sur les lieux des crimes.
Mosely étudia le motif. Il ne dit rien et ne semblait pas enthousiaste, mais au moins, il le regardait avec une véritable attention.
– Tu as dit que la police ne pensait pas que c'est du vrai Vaudou. Sauf que ce que tu as sous les yeux, c'est un motif qu'on appelle un vévé. Chaque groupe Vaudou en a un. Ce vévé en particulier est basé sur deux cercles imbriqués. Tu sais, les arcs qu'on retrouvait à chaque fois ?
Mosely acquiesça, les yeux toujours rivés sur le motif.
– Et dans les cercles, il y a d'autres marques. Elles représentent des Loas, enfin, des esprits si tu veux. Ou d'autres choses.
A ce point-là de son exposé, Gabriel n'était plus sur de son texte. Et il commençait lui aussi à transpirer.
– On peut reprendre les photos si tu veux, mais je crois que c'est assez fidèle, conclut-il.
– Je te fais confiance, dit Mosely en secouant la tête. Mais... ils l'ont peut-être copié quelque part.
– S'ils se sont donné la peine de trouver un vrai vévé vaudou rien que pour tromper la police, pourquoi est-ce qu'ils l'auraient piétiné ?
Mosely ne répondit rien.
– En plus, j'ai montré ça à Hartridge. C'est, enfin, c'était un expert des religions africaines. Et tu sais que c'est de là que vient le Vaudou ? En tout cas, ce vévé lui a fait de l'effet. Il a dit que c'était authentique, et ancien. Il l'a pris pour faire des recherches plus approfondies. Je ne sais pas ce qu'il a trouvé exactement, mais il a noté ça.
Gabriel prit la page de calepin, la déplia et la posa sur le vévé.
Mosely rougit en voyant la feuille. Il eut l'air de comprendre comment Gabriel s'était arrangé pour les récupérer, et remarqua la tache de sang. Rougissant de plus belle, il évita le regard de Gabriel. Celui-ci pensait savoir pourquoi et évita de s'engager sur ce terrain. Au moins, l'authenticité des notes ne devait pas faire de doute.
– Ça, c'est le vévé selon Hartridge. Il a identifié certains symboles. Damballah, c'est un esprit serpent. Ogoun Badagris, hm, c'est un autre Loa. Un vengeur, ou je ne sais trop quoi. Enfin, quelque chose comme ça. Et celui-là, avec, il ne le connaissait pas, ajouta Gabriel en désignant le symbole accompagné d'un point d'interrogation. Au téléphone, il m'a dit que c'était peut-être le Loa particulier d'une tribu. Hartridge savait que c'était du vrai, tout ça. Et que c'est pas simplement du Vaudou... c'est une sorte de super-Vaudou.
– Rien d'autre ? fit Mosely en se rasseyant.
– Quoi, ce n'est pas assez ? s'étonna Gabriel. Tu vas rester là à me dire que ça ne te suffit pas pour dire que les tueurs n'ont pas de vrai lien avec le Vaudou ?
– Si. Ça me suffit. Mais quand même, ils ont tué des mafieux de Chicago.
– Et Crash et Hartridge ?
Mosely ne dit rien.
– Tu... tu ne crois quand même pas que c'est moi qui les ai tués ? demanda Gabriel, incrédule.
– Non, affirma aussitôt Mosely d'un ton las. Tu es un connard, d'accord, mais pas de cette espèce-là.
– Alors quoi ? insista Gabriel.
– Il n'y a rien qui relie ces deux-là aux meurtres, soupira Mosely.
– Donc tu continues de croire qu'ils ne sont pas une vraie menace. Bien, alors explique-moi ça.
Gabriel mit l'article de 1910 sous les yeux de Mosely. Celui-ci examina le texte, sa date, les photos. Il pâlit considérablement.
– Ces gars sont à la Nouvelle-Orléans depuis longtemps. C'est pas la première fois qu'ils tuent pour se protéger. Tu vois ? Un jour, c'est la Mafia de Chicago, mais le lendemain, qu'est-ce qui les empêche de se faire un junkie et un professeur ? La semaine prochaine, ce sera peut-être le maire qui veut durcir la lutte contre la drogue. Ou un policier qui préfère être un homme plutôt qu'une marionnette, conclut sobrement Gabriel.
Sa voix était calme, mais intérieurement, il fulminait, avec une violence qui le surprenait. La colère ne s'était que trop accumulée en lui.
Mosely replia lentement les pièces à conviction, et les rendit à Gabriel sans le regarder. Pendant un moment, il resta silencieux.
– Tu ne sais pas comment c'est, finit-il par dire. Le département... ils ne veulent pas en entendre parler. Pas un mot. C'est comme s'il s'était rien passé. Même les journaux ont lâché l'affaire.
Il regarda Gabriel d'un air presque implorant.
– Même, il suffit que je parle de Vaudou et on me regarde comme si... je sais pas, comme si j'avais roté devant la reine d'Angleterre. Ils ne veulent rien savoir.
Gabriel se sentit de nouveau coupable, mais à présent, il savait pourquoi. Il avait sans arrêt poussé Mosely, sans réaliser qu'il le faisait reculer vers un mur de barbelés dont les pointes s'enfonçaient de plus en plus dans son dos grassouillet. Il se rassit en face de lui.
– Alors fais ça tout seul, suggéra-t-il doucement.
Mosely haussa les épaules, l'air perdu.
– Je sais pas par où commencer. Toi... tu as l'air d'aller quelque part. Mais de mon côté, j'ai rien, zéro.
– Il te faut une piste ?
Sans attendre l'acquiescement de Mosely, Gabriel sortit les deux sachets de la poche de son manteau et les posa devant Mosely, lui donnant en même temps sa loupe.
– Regarde ça.
Mosely lui adressa un regard surpris, mais observa attentivement chaque écaille.
– Elles se ressemblent, hein ? demanda Gabriel.
– Plutôt, ouais.
– Ce sont des écailles de serpent. Triangulaires, avec une espèce de crochet au bout ? C'est typique des serpents constricteurs. Tu vois, les boas, pythons et compagnie, bref, le genre qui va bien dans les rituels vaudous.
– Continue, lui intima Mosely.
Gabriel s'éclaircit la gorge. C'était enfin le moment de sortir son atout pour le montrer à quelqu'un, et bizarrement, il était réticent à le faire.
– J'ai aussi appris que les écailles de serpent, c'est comme les empreintes digitales : uniques d'une bête à l'autre. Et j'ai regardé les écailles d'autres constricteurs, elles n'avaient rien à voir. Ces deux écailles, par contre, c'est le même serpent. Tu montres ça à un zoologue, il sera d'accord.
Mosely les examina encore une fois et hocha la tête pour faire signe à Gabriel de poursuivre.
– Bien. Et d'où tu crois qu'elles viennent ?
– Je suis sûr que tu vas finir par me le dire, Knight. Un jour.
– Ouais. Tu te souviens, quand on s'est croisés au bord du lac ? Le jour du dernier Meurtre Vaudou en date ?
Le jour où j'ai rencontré Malia.
– Et ?
– Après que vous êtes partis, j'ai un peu regardé partout. Près d'un des arbres, j'ai trouvé des marques dans l'herbe, tu vois, comme si on avait posé une cage grillagée. Et au même endroit, une écaille.
Tout en parlant, il désigna le sachet étiqueté "Lac Pontchartrain". Mosely pâlit encore davantage en regardant tour à tour cette étiquette, et celle qui disait "Musée".
– Continue.
– Je suis allé au musée du Vaudou, à l'angle de la rue de Chartres et de la rue des Ursulines. Ils avaient un énorme serpent dans une cage, le Dr John disait que c'est "pour les touristes". Mais aujourd'hui, je suis revenu, et la bête m'a attaqué. Presque tué. Quand je suis revenu, Gracie a trouvé ça sur mon visage. Ça vient du serpent du musée.
– Je vois bien l'endroit, j'y étais allé au début de l'affaire, dit Mosely, et il y avait dans sa voix une vague trace de l'enthousiasme des débuts.
– Et tu as vu la bête.
– Et son propriétaire, ouais. Ça vient vraiment du serpent ? demanda Mosely, étudiant le visage de Gabriel à la recherche d'un signe de mensonge.
– Croix de bois, croix de fer, jura Gabriel en espérant avoir l'air sincère.
– Bien. Tu as gagné, admit Mosely en se laissant tomber en arrière.
– Vraiment ?
– Vraiment. Je t'avais promis, non ? Écoute, maintenant.
Gabriel croisa les bras et écouta.
– J'y ai réfléchi, tu sais. Surtout aujourd'hui, après... tu vois.
– Mouais.
– J'arriverai à rien en restant là. Je ne peux même pas aligner deux pensées correctes, quand t'es pas là pour me faire tes yeux de mérou.
Gabriel décida de prendre ceci comme un compliment.
– J'ai quelques semaines de congés, là, dit Mosely, murmurant presque. C'est le moment de les prendre. Je vais enquêter sur ce musée, et le Dr John. Mais il faudra que je fasse ça en solo.
Le haussement d'épaules de Gabriel ne reflétait pas l'immense satisfaction qu'il ressentait à présent.
– Ça m'a l'air correct.
– Si je trouve quelque chose, je te contacterai. Mais toi, fais profil bas. Tout ça est bien trop dangereux pour un civil.
– Ouais, bien sûr.
Toute trace de culpabilité avait à présent disparu du visage de Mosely. Le policier regardait à présent Gabriel en face, avec dans les yeux une étincelle qui rappelait le temps où il faisait du sport.
– Si je trouve le pot au roses, on aura le livre, hein ? demanda-t-il, le regard brillant.
– Tu seras le prochain Elliott Ness, répondit Gabriel avec un léger sourire et beaucoup d'aplomb.
– Hm. Ouais. Bien sûr, dit Mosely avec une pointe de sarcasme, comme s'il était toujours dans le déni.
Bien sûr, Gabriel le connaissait assez pour savoir qu'en réalité, il se voyait déjà rafler les lauriers.
Et ce serait mérité.
* * *
Après avoir éteint les lumières de la librairie, après avoir pris une longue douche, après s'être coiffé avec minutie, après s'être admiré pendant cinq minutes dans le miroir de sa salle de bain, Gabriel se sentait confiant et viril, d'autant plus viril qu'il arpentait son appartement avec les cheveux encore à moitié ruisselants et juste une petite serviette autour de la taille. La journée avait été telle qu'il n'avait aucun scrupule à amener le téléphone sur sa table de chevet et à composer le numéro de Malia. A quoi bon se faire désirer ? Il n'avait pas besoin de ce genre de jeux pour établir son pouvoir de séduction.
Il écouta la tonalité se répéter, d'abord distraitement, puis avec un malaise de plus en plus certain alors qu'aucune réponse ne venait. Il laissa encore le téléphone sonner pendant une dizaine de seconde, avant de raccrocher, et de refaire le numéro. Après tout, il pouvait s'être tout simplement trompé.
Mais à cette deuxième tentative, il n'y avait pas d'erreur possible, et pourtant, toujours pas de réponse. Ce n'était pas si anormal. Malia ne lui avait pas promis qu'ils se reverraient ce soir-là. Peut-être n'était-elle même pas à la Nouvelle-Orléans. Mais alors qu'il reposait le combiné, il sentit que l'énergie paresseuse qui l'avait animé jusque-là s'était dissipée. Au lieu de cela, il avait une boule de stress au creux du ventre – phénomène qui lui était inconnu jusque très récemment et qui commençait à présent à devenir un habitué des lieux.
Il essaya de s'endormir.
Le rêve vint cette nuit, dans toute son horreur. Il vit la femme brûler, comme si c'était la première fois. Il la vit se transformer en léopard. Il vit les cercles de feu concentriques. Il vit le médaillon avec le lion et le dragon, et les trois gouttes de sang qui s'écrasèrent sur le couteau rituel, le ku-bha-sah, avant de se changer en serpents et de disparaître. Il se vit pendu à un arbre au sommet d'une colline.
Mais quelque chose avait changé – la femme dans les flammes. Elle était devenue quelqu'un d'autre, et Gabriel ne pouvait ni ne voulait se souvenir de qui.